C’est un coup monté ! A moins d’un mécanisme secret, il n’y a
aucune issue dans le fond de cette armoire, aucune charnière apparente mais
seulement une fine jointure entre les bords de la plaque et les montants
verticaux, ce qui ne prouve rien. Et pourtant, dans le lointain, direction
trouée extérieure, Charlotte entend la cloche tinter comme autant de coups de
marteau dans la tête. Il est six heures du matin sur le petit village et
l’église est bien là, dans le diaporama qui s’extirpe de l’aube. Il est six
heures et tout va mal, conclut-elle, « Je deviens complètement dingue ! ».
« Attention, ma Chérie ! », prévient sa sœur en sourdine.
« Tu vas un peu trop loin sur ce coup-là ! Comment veux-tu qu’on te
prenne au sérieux ? ». « C’est grotesque, ton histoire de
grenier à l’envers… », renchérit Cindy, qui n’est jamais en reste.
Le regard scotché sur le clocher en arrière-plan d’Olivia, Charlotte
voit cette dernière qui la contemple d’un air effondré sur sa chaise, les
épaules si basses que ses mains touchent le sol. « Quoi encore ? », s’exclame Charlotte, ulcérée. Olivia est
pâle comme la mort, des larmes lui burinent le visage. Est-ce comédie ou
chantage ? « Où vas-tu t’en
aller ? » fait la face de lune en démêlant ses cheveux blonds du
bout des doigts, « Je peux
t’accompagner ? ».
Hors de question pour Charlotte de se la coltiner, bien sûr ! De
deux choses l’une : version pile, Olivia est une prisonnière qu’On a rendue
folle jour après jour ; version face, Olivia n’est qu’une gardienne dont
la folie est d’origine. A vrai dire, Charlotte ne tient pas à se retrouver avec
elle en psychiatrie ! « ... Je
serai silencieuse… Charlotte, je te le jure ! », pleurniche-t-elle
encore, « Je serai sage, Charlotte…
Je vous promets, Charlotte ! ». Cette insistance malsaine a pour
seul résultat de convaincre Charlotte qu’On ne l’aura pas à l’usure.
Il faut en finir une fois pour toutes, sans adieu ni larme d’aucune
sorte ! Elle ne peut toutefois éviter les bras qui
s’agrippent à son cou comme des tentacules. Revoilà Olivia qui minaude :
« Je vous suis ! Tu veux
bien ? », lui souffle-t-elle dans l’oreille en se dressant sur la
pointe des pieds pour lui plaquer un épouvantable baiser sur le front.
Charlotte chancelle sous le poids de ce corps abandonné qui s’accroche
désespérément à elle.
Cette fille a décidément par trop les
attitudes équivoques de Cindy. « Arrête ça, Olivia ! » ordonne-t-elle
sur un ton si peu convaincu que la jeune fille n’a réagi qu’en se serrant
davantage contre elle. D’ordinaire, dans leur ballet intime et à cet instant
précis, Cindy est censée repousser Charlotte en ricanant. « Qu’est-ce que
tu crois, sale petite gouine ? », grincerait-elle, ou une autre
phrase du genre.
Mais Olivia n’est pas Cindy.
Présentement, Charlotte frissonne au contact des jambes plaquées contre les
siennes et elle s’inquiète que sa réaction puisse être interprétée comme un
signe de désir. Jamais elle n’aurait imaginé que son ravisseur ne soit
finalement qu’une gamine, dérangée et un tantinet lesbienne.
« Lâche-moi ! Olivia !
Lâche ! », crie-t-elle en se détachant violemment. Non !
Non ! Totalement hors de question que ce monstre lui colle le train une seule
seconde de plus. Aussi la repousse-t-elle au plus loin, de toutes ses forces.
Olivia bascule par l’ouverture béante, ce
n’était sans doute pas ce que désirait Charlotte ! Cette dernière se rue
en avant pour agripper son vêtement, la main, une cheville ou n’importe quoi.
Mais elle se cogne brutalement à l’autre chaise et, bousculée sur le plancher
comme une masse, hurle de douleur et d’effroi. Ses lèvres n’ont pas le temps de
se rejoindre que, déjà, elle entend le bruit mat du corps qui s’écrase en
contrebas.
Elle écoute attentivement : aucun
gémissement ne lui parvient. Dans sa chute, Olivia est peut-être morte sur le coup, mais, pour l’instant, Charlotte
se sent incapable d’approcher le rebord pour le vérifier. Le silence mortel qui
s’ensuit lui rappelle le quatrain que Cindy fredonne lorsqu’un ange passe
par-dessus leurs têtes. « Silence mortel ! A quoi
pense-t-elle ? A rien, dit-elle. Et toi, dit-elle ? »,
ânonne la pipelette qui ne peut envisager que la moindre pause dans la
conversation soit une bénédiction. En l’occurrence, Charlotte est prête
aujourd’hui à consacrer quelques années de silence pour entendre un mot, ne
serait-ce qu’un seul, pourvu qu’il sorte de la bouche d’Olivia.
O-li-via !, se retient-elle de vagir en présumant que la jeune fille ne pourrait
déjà plus lui répondre.
Charlotte se tasse davantage sur le sol
afin de ne pas être repérée, des fois que l’homme au crane nu, alerté par leur
tintamarre, soit accouru en hâte. Pas difficile pour lui de comprendre le drame
qui vient de se dérouler, il lèverait illico un regard furieux vers l’embrasure.
Mais elle n’entend rien de rien.
A présent, son rêve le plus cher est de
n’être que sous l’emprise d’un satané cauchemar. Cependant, le petit-déjeuner
dressé sur la table, les deux chaises supplémentaires ainsi que Claudia - qui
n’a évidemment pas remué le moindre petit doigt pour leur venir en aide -
restent encore des preuves tangibles de la présence d’Olivia quelques instants
plus tôt.
Son souffle est en suspens, elle se fait minuscule, pétrifiée sur le plancher, en proie aux supputations les plus angoissantes.
Son souffle est en suspens, elle se fait minuscule, pétrifiée sur le plancher, en proie aux supputations les plus angoissantes.
En effet, lorsqu’On visionnera les
bandes enregistrées par les caméras, comment interprètera-t-On la séquence vidéo
où, comme une brute, elle décroche de son cou les mains d’Olivia pour la
repousser toute entière ? Pensera-t-On qu’elle a délibérément jeté Olivia
par-dessus bord ?
Au dehors, On devrait pour le moins
constater le drame, s’inquiéter, s’agiter, appeler du secours. Charlotte
s’attend à entendre une sirène dans le lointain, du côté de l’inexorable
clocher. Oserait-elle raconter son histoire aux ambulanciers ? Son crime
est indéniable. Peut-elle encore être victime si elle est soupçonnée
d’assassinat ?
Rien de tout cela : aucune
portière ne claque, aucun moteur ne ronronne. D’ailleurs, dans le panorama qui
s’étend au-dessous d’elle, il n’y a, comme d’habitude, ni âme qui vive, ni
corps écrabouillé sur le sol, pas même une tache de sang pour indiquer
l’emplacement où Olivia s’est trouvé un destin.
Pour Charlotte, le temps est venu de battre en retraite. Dans l’escalier
maintenant lévogyre, deux-trois marches de l’escalier couinent, tout comme dans
l’autre. Le duvet de ses jambes et des bras se hérissent. Ses craintes sont
ridicules, se rassure-t-elle en atteignant le premier palier, l’homme au crâne
nu a surement mieux à faire avec son Olivia que de se tapir dans l’escalier
pour la surprendre. Quant au chien, il n’a aucune raison personnelle de la
retenir captive, n’est-ce pas ?
N’empêche que, à chaque pas, elle se retient de respirer un instant
avant de lancer l’autre pied. Sa descente est un enfer, comme celle d’un chemin
de croix. La petite voix de sa sœur tente bien de l’encourager, mais celle de
Cindy est plus défaitiste, comme toujours lorsqu’il s’agit d’autres personnes
qu’elle.
Charlotte est sur le point d’entamer la volée suivante quand ses yeux se
voilent subitement. La cage d’escalier se met à tournoyer. Elle se cramponne à
la rampe. On l’a droguée, on a dopé son chocolat, c’est sûr ! « Une
petite hausse de tension, ce n’est pas grave ! », tente de la
rassurer Justine, « Arrête-toi quelques secondes… Respire
lentement ! ».
Plus difficile à faire qu’à dire lorsque deux bras surgis de nulle part semblent
se refermer sur sa poitrine. Prise de panique, à peine parvient-elle encore à
respirer, son hurlement s’étouffe dans sa gorge. Se débattre ne sert à rien. L’emprise
est de fer et la pousse inexorablement vers l’avant. Elle ne peut voir qui
l’agresse par derrière mais la force est d’un homme, assurément. Paniquée,
voilà qu’elle jappe tandis que l’étau se desserre comme il l’avait happée.
Elle reprend ses esprits, ses paumes moites écrasées contre le mur. De
la sueur dégouline de son front vers les sourcils. En réalité, il n’y a
personne d’autre qu’elle dans ce couloir, à ce qu’elle voit en dépit de
l’obscurité et des gouttes urticantes qui lui bassinent les yeux.
Finalement, elle se catapulte dans les escaliers comme un pantin
disloqué et ne se souvient pas comment elle a atteint le palier suivant, ni
même la porte de sortie. Bref, une fois de plus, elle a halluciné, tout
simplement.
Ce dont elle se rappelle vaguement, c’est d’avoir pris d’instinct la
direction opposée à celle du village. Il y a certes une raison mais, rétrospectivement,
elle ne sait déjà plus laquelle. Elle se rend seulement compte qu’elle marche
en zigzaguant sur un sol poussiéreux, ses orteils nus sautillant sur des
pierres brulantes. Ses pieds se couvrent d’éraflures, mais qu’importe ! Sa
gorge est desséchée, la canicule l‘oppresse. Elle ne happe plus l’air que par
à-coups. Sous sa robe trop serrante qui lui colle à la peau – et qui reste en
l’occurrence la seule preuve matérielle de sa sinistre aventure -, elle suinte
d’une sueur épaisse et grasse. Calme, Charlotte ! Calme !, se
répète-t-elle inlassablement au rythme de ses pas.
A perte de vue, un champ d’elle ne sait plus trop quoi longe le chemin
pierreux de part et d’autre. Il n’y a pas trace de vie aux alentours, pas le
moindre clocher d’église dans le lointain. A vrai dire, elle ne sait où aller,
sinon droit devant soi. Quand elle regarde sa montre, elle sait qu’elle a
parcouru de nombreux kilomètres sans s’en rendre compte. Le soleil de plomb,
haut dans le ciel, ne la laissera pas errer en toute impunité pendant des
heures, c’est certain !
Deux cents vingt-trois pas plus loin – elle commence à les compter comme
une ritournelle -, Charlotte croise un chemin de terre sur sa gauche, au bout
duquel, à une petite cinquantaine de mètres, elle devine l’orée d’un bois ou
d’une forêt dont l’épaisseur sombre est peu engageante. Elle s’y reposerait
bien un moment à l’ombre des arbres mais la nuée de choucas qui s’y chamaillent
n’est pas de bon augure.
Quitte à s’écrouler tôt ou tard d’une méchante insolation, elle poursuit
sa route avec obstination. La pile de sa montre est-elle plate que les
aiguilles ne semblent plus avancer, bien moins qu’elle en tous cas ?
Il n’est pas loin de midi ou peut-être davantage.
Charlotte arrive en titubant à un vrai croisement, enfin une vraie route
menant assurément, dans un sens comme dans l’autre, à une vraie destination. Pour
preuve, une voiture noire grossit à vue d’œil sur sa gauche. Et si c’était
l’homme au crane nu ? Bah ! Retrouver son grenier à ce stade-ci ne
serait peut-être pas le pire !, songe-t-elle, presque en pleurs.
Mais la voiture file à belle allure, sans se préoccuper de qui que ce
soit. C’est néanmoins comme un signe de retour à la civilisation, ce qui lui
redonne courage et confiance. Elle aborde la route dans cette direction, après
quelques secondes d’hésitation.
Dix pas plus tard, un autre véhicule déboule en sens inverse. Avec sa
microtenue trempée, ses cheveux en bataille et son air éperdu, un peu hagard,
n’est-elle pas une proie inespérée pour les prédateurs ? Ce n’est déjà plus
le fait de retrouver son ravisseur qui l’angoisse mais le risque auquel toute
jeune fille seule peut s’attendre dans une campagne perdue et isolée. De fait, la
voiture à mis la pédale douce et, arrivée à sa hauteur, s’arrête graduellement.
Par la vitre ouverte, le conducteur – il est seul - la déshabille longuement d’un
regard tortueux. Son crâne glabre ne lui dit rien qui vaille et la brève
étincelle dans ses yeux la font défaillir.
Quoiqu’encore convaincue d’avoir la situation en main, elle a la respiration
haletante, qu’elle camoufle derrière un air frondeur. Voilà qu’il lui demande
d’une voix sirupeuse s’il peut l’aider et l’emmener quelque part. Refuser l’invitation
ne sera pas suffisant, semble-t-il. Bah, elle n’a qu’à improviser une réponse décourageante.
« Merci… », glapit-elle, incertaine, « … J’attends mon père qui
soulage un besoin pressant plus loin, là-bas, dans le champ… Merci
encore ! ». Le mensonge est grotesque, elle s’en doute, mais souvent,
les plus gros sont ceux qui passent le plus facilement, n’est-ce pas ? Le
bonhomme plisse les paupières d’un air sceptique et scrute la direction qu’elle
lui indique mais il ne prend pas le risque d’être insistant. Il redémarre en
trombe tandis que Charlotte se pisse dessus de terreur.
Une idée insolite et absurde lui traverse la tête : qu’On revienne
vite la chercher pour la ramener dans son grenier !
« Bah ! Comme tu le racontes, Lolotte, tu n’as même plus de
grenier personnel ! » raille évidemment la petite voix de Cindy.
En réalité, Charlotte ne voit pas d’issue à son errance. Au plus elle
s’éloigne de son point de départ, au moins elle se sent en sécurité. Elle vient
d’échapper par deux fois au pire, que lui réserve l’heure suivante ? Elle
a le profond sentiment que fuir en avant ne sert à rien car, immanquablement,
les dangers sont à venir. Comme ce bourdonnement lointain, par exemple, qui se
rapproche à une allure de nid de guêpes. C’est une moto sur laquelle se reflètent
des éclats lumineux. A cette distance, le pilote n’est qu’une masse noire
chevauchant son destrier.
Sans trop savoir pour quelle raison, elle saute d’instinct le remblai
qui borde la route, pour s’y cacher sans doute. Dans son mouvement, son genou
la rappelle à l’ordre, elle manque son atterrissage et s’aplatit sur un plein
bouquet d’orties.
Arrivé à quelques tours de roues, le pilote arrête sa monture, éteint le
moteur de l’engin et, aussi vite debout, rabat la fourche stabilisatrice sur le
sol. Le claquement métallique lui a fait craindre un tir d’arme à feu. Du coup,
elle en oublie les brûlures urticantes sur ses cuisses et ses bras.
La combinaison de cuir tout aussi noire que sa machine lui confère une
silhouette gigantesque qui lui cache le soleil à mesure qu’il s’approche. Le
casque intégral à la visière opaque lui flanque la frousse. Il ressemble à une mouche géante qui va lui
cracher son liquide digestif pour la dissoudre. Sûr et certain qu’elle va se
faire gober sur place.
« Rien de cassé ? », demande plus communément l’insecte, d’une
voix qui résonne comme dans une boite à conserve. De son visage, elle ne
distingue rien. « Où veux-tu que je te dépose ? » a-t-il ajouté
en lui happant la main d’un gant de fer. Elle répond, comme si elle s’adressait
à un chauffeur de taxi : « A la gare, s’il vous plaît ! »,
à tout hasard, sans savoir encore si elle opte pour une bonne direction. Jusqu’à
présent, l’homme ne semble pas nourrir de noirs desseins envers elle.
Mais jusqu’à quand ? se dit-elle en enfourchant la moto derrière lui en toute méfiance. Ils démarrent en douceur, elle se cramponne tout naturellement à la taille du conducteur. L’accélération est brutale, prise d’un rugissement abominable.
Mais jusqu’à quand ? se dit-elle en enfourchant la moto derrière lui en toute méfiance. Ils démarrent en douceur, elle se cramponne tout naturellement à la taille du conducteur. L’accélération est brutale, prise d’un rugissement abominable.
L’air remué lui arrache les cheveux en arrière. Sa robe se relève en
corolle sur son ventre et, malgré la brûlure de la selle sur la peau de ses
fesses, son sexe s’écrase contre le cuir de la selle. Le moteur fait un vacarme
d’enfer. Cela ne favorise guère la conversation. De toute manière, il n’a pas
l’air fort bavard. Charlotte s’abandonne à l’effroi de la vitesse ainsi qu’aux vibrations
qui se répandent dans son bas-ventre.
Cindy en pâlirait d’envie si elle la voyait en pareil équipage. Mais sa
petite voix s’est gardée de tout commentaire. Elle se dit certainement que la
confiance de Charlotte en cet individu risque de se payer très cher.
A un croisement où est érigée une petite chapelle mangée de liserons et
d’herbes folles, ils ont viré à droite pour s’enfoncer sous le couvert de hauts
arbres sous lesquels on n’aperçoit plus la route. Charlotte gamberge et imagine
que la moto freine, s’arrête, que l’homme l’intime de descendre et, très franchement,
elle ne sait trop encore si elle sera consentante ou non. « Comme tu
y vas, Lolotte ! », intervient Cindy en filigrane, « Tu te crois
irrésistible ? ». Certes a-t-elle a déjà approché l’amour physique
auparavant, quoique les gamins hésitants et maladroits qu’elle a dévergondés ne
sont jamais parvenus à lui procurer de fortes sensations. Mais comment
pourrait-elle se dépatauger autrement de ce bourbier ? « Tu n’as
quand même pas… ? », dirait Justine sans achever sa phrase et en se
voilant la face de ses deux mains. « Et… ? », s’enquerrait par
contre Cindy, quant à elle avide de détails croustillants.
Sur ce, ils sont tout bonnement sortis de la forêt dans un meuglement
qui soulève la roue d’un bon décimètre. Elle s’accroche désespérément à son
torse. Elle ferme résolument les yeux. Elle doit bien admettre qu’elle est sous
l’emprise de la plus grande trouille de son existence.
« Tu t’appelles comment ? », se décide enfin à crier le
motard, couvrant à peine le bruit du moteur. Arrachée brutalement à ses
songeries, elle se demande pourquoi elle a tant hésité à lui répondre.
« Cindy ! », hurle-t-elle enfin, « Moi, c’est
Cindy ! ». A cette étape du jeu, Charlotte n’allait tout de même pas
lui donner son vrai nom, si ?
« Tu fais une fugue ? », fait-il tout aussitôt, sur le
ton banal d’un constat. De quoi croit-il bon se mêler avec ses sales petites
questions qui n’en sont pas ?
Ils sont en train de traverser un village dont l’église passe-partout en
rappelle une autre. Le clocher est encore gravé tout entier dans sa mémoire.
En cet instant précis, Charlotte se remémore sans plaisir le matelas souillé,
cette Claudia éternellement pétrifiée sur sa chaise, les yeux borgnes des
caméras, la porte béante, le vide et tout le reste. Elle doit bien s’avouer également
qu’elle s’en souvient avec un curieux mélange de peur et de nostalgie.
« Tu fais une fugue, Charlotte ? », insiste l’homme dont
la terrible tête de mouche pivote de deux crans vers elle. Elle n’a pas rêvé.
Il a bien prononcé le nom de « Charlotte », n’est-ce pas ? C’est
qui, d’abord, ce type ? Que sait-il d’elle ? Est-ce que… ?
« Pourquoi vous m’appelez Charlotte ? », crie-t-elle,
ahurie, fin prête à se décrocher de ce monstre en marche.
Il a la réponse facile, quoique beuglante à cause des pétarades : « Excuse-moi,
j’avais mal entendu… Mais… tu as une tête à t’appeler Charlotte, je trouve... ».
La réponse ne la rassure aucunement. « Excuse-moi, j’avais mal
entendu… », grimace-t-elle dans son dos en l’imitant.
Le village est loin d’être aussi désert qu’elle le pensait. Il n’y a qu’une
boulangerie et, face au parvis de l’église, l’incontournable bistroquet et sa
terrasse bourrée, dans tous les sens du terme. Charlotte fait plutôt tache et,
d’ailleurs, tous les regards ont suivi l’équipage : curieux couple en
effet, que ce motard et cette gamine à moitié dévêtue !
Et si c’était lui, son ravisseur ? D’accord, cela paraît peu
vraisemblable car, vu les circonstances, il est sûrement bien plus occupé à
faire les cents pas dans les couloirs d’un hôpital, attendant un verdict d’une
flopée de médecins affairés autour du pantin désarticulé qu’est devenue Olivia.
« Tu n’as pas une tête à porter… un prénom… aussi caricatural … que
celui de… Cindy ! », persiste-t-il à hurler avec une insistance qui
la dérange terriblement. A l’allure où ils roulent, la question essentielle qui
la turlupine davantage est de savoir s’ils arriveront à destination sans se
planter dans le décor. Quel est leur point de chute, allez savoir !
EPILOGUE DE LA SAISON 1
Un quart d’heure passe, peut-être deux. Les yeux clos, Charlotte n’a pu
s’empêcher de passer en revue les épisodes des derniers jours. S’en souvenir à
la seconde près la réconforte. Somme toute, si elle en a oublié les
circonstances de départ, ce n’est plus qu’un aléa, qu’un détail, et Justine, sa
sœur, tout comme Cindy, sauront sans doute le lui expliquer.
Côté générique, le nombre d’acteurs est fort réduit : un clébard
complice, Olivia-la-folle, un homme au crâne nu, un conducteur distrait, un
autre plus salace, un motocycliste trop complaisant et elle, Charlotte, dans
son propre rôle. Au rayon figuration, un fermier et son imbécile de fils sur un
tracteur, une famille à bicyclette, les pilers d’un bistro de village et les
badauds dans une rue commerçante de la petite ville qu’elle est en train de
traverser.
Côté décor, enfin, un grenier ainsi que son double, des caméras et un
mobilier de misère, un clocher tintinnabulant dans le lointain, une maison
abandonnée de ses occupants, une campagne déserte, une route, un village, une
petite ville.
« Jolie recette pour une série-télé ! », ironisera Cindy,
« Tu as pensé à la bande musicale ? ».
Charlotte retombe en plein réel. Une envie de vomir l’estomaque,
peut-être due à la vitesse, mais sa nausée s’apaise alors que son conducteur
arrête sa puissante machine devant un long bâtiment en forme de gare.
Charlotte sent venir la fin à l’instant précis où elle lève son genou
endolori afin de se décrocher du siège. Voilà que l’homme à la tête de mouche
ôte l’un de ses gants, comme un striptease. La main nue est fine, pas vraiment
celle d’un homme. Il est peut-être pianiste, se dit-elle, suspicieuse de la
voir se balader d’une poche à l’autre de la veste. Le pas de valse de ses
doigts évoque les entrechats d’Olivia.
"Ciao, Cindy !", dit-il enfin en lui fourguant de force un billet
froissé dans la main. Et « Pour ton voyage… », fera-t-il en guise de
conclusion, « Tu as certainement un petit creux, non ? ! ».
Charlotte est rassurée par la présence de la gare et du va-et-vient des
voyageurs, elle s’enhardit : « Et moi, je peux vous appeler
comment ? ». Elle a cru percevoir un sourire moqueur qui envahit le
casque. Sa question est sans doute stupide, peut-être a-t-il compris qu’elle
lui demandait son numéro de téléphone !
« Je m’appelle Claude ! ».
« Claude ? ».
« Oui, Claude, ma mère a choisi le prénom avant même de savoir si
j’étais une fille ou un garçon… »
Les bras ballants, Charlotte reste en suspens. Des pensées noires voltigent
sous son crâne comme les nuages au-dessus d’eux.
Il (peut-être « elle » !) vient déjà de redémarrer d’un coup brutal
d’accélérateur et, ailleurs, le soleil s’est assombri. Le ciel menace à présent
d’exploser. Son aventure se termine mais ce n’est certes pas ainsi qu’elle en
avait envisagé la fin. « Claude, Claudia..», se repète-t-elle comme un
leitmotiv.
Ben quoi ? Il n’y a pas qu’une seule imbécile pour s’appeler Charlotte !
Charlotte aperçoit sa photo affichée sur une porte vitrée de la gare. Elle
est ravie qu’on ne l’ait pas oubliée. D’un geste brusque, elle l’arrache et se
dirige à grand pas vers les guichets, tandis que, derrière elle, deux rombières
jacassent en la scrutant comme « ces jeunes prostituées de l’Est qui
écument les alentours des gares ».
« C’est moi, la jeune fille disparue ... », dit-elle
simplement en levant l’affiche sous le nez du préposé aux tickets. Il a entrouvert
un œil blasé et scrute sa tenue débraillée avec dédain. « Ne bougez pas,
j’appelle la gendarmerie... », grommelle-t-il sur un ton administratif.
C’est la phrase la plus téléphonée que Charlotte ait entendu depuis belle
lurette.
Sur la grande horloge de la salle d’attente, il n’est pas loin de
quatorze heures. Le premier coup d’orage a éclaté comme un tremblement de terre
et, dehors, de grosses gouttes ont martelé les vitres sur le champ.
Avec un peu de chance, elle sera chez elle pour le repas du soir. A vrai
dire, elle n’aura peut-être plus jamais faim, à moins qu’on lui apporte un
plateau tout garni dans sa chambre.
C’est alors qu’elle a senti couler une liqueur tiède entre les cuisses.
Elle a baissé les yeux sur ses jambes tremblotantes.
Une traînée rouge franchit le bord de sa robe et rejoint inéluctablement
son genou meurtri.
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