A son réveil, Charlotte se retrouve dans un grenier inconnu au mobilier minimaliste. Deux tabatières dans le toit, une trappe close sur le plancher et une porte béante dans le mur (sans doute un ancien accès pour empiler la paille et le foin).
Par qui, pourquoi et comment est-elle arrivée là, nul ne le sait, ni ses proches qui la recherchent, ni elle-même, ni même vous, lecteurs !
Cinq journées d'angoisse et de (presque) solitude qu'elle vous fait vivre mot à mot, d'espoir en désillusion, de déboires en révoltes, d'imagination en réalité.
Un huit-clos hallucinant.
... et encore ! Ce n'est que la première saison.

samedi 26 mai 2012

JEUDI 8 JUILLET (épisode 5+6)


Flotte autour d’elle une méchante odeur d’urine. Elle aurait dû s’obliger hier soir à ranger la cuvette sur le toit ! De plus, un prurit  très insistant la démange dans son intimité. Cette nuit, elle a transpiré en abondance. Sa peau est moite, son matelas humide et elle a la désagréable sensation d’être nue. Elle ne se souvient pourtant pas de s’être déshabillée.
Les vasistas répandent sur elle une fade luminosité plutôt inhabituelle. Peut-être est-ce parce que la porte murale est close ? Elle ne se rappelle pas l’avoir ni refermée ni verrouillée.

Sur la table, les reliefs de son repas ont disparu mais il y a toujours la cruche d’eau, qu’elle n’a d’ailleurs pas encore touchée. L’autre carafon, celui dont elle a encore sur les lèvres le souvenir de la dernière goutte, le voilà plein à nouveau. Le procédé est ingénieux : la vinasse l’assomme plus astucieusement qu’un somnifère quelconque ! De fait, le litre absorbé hier a fait son office à la perfection. On aurait abusé de son ivresse qu’elle n’en aurait rien gardé en mémoire. Pas autrement du moins qu’en constatant à son réveil de vagues traces sur le matelas ou de quelque indice d’irritation intime.

Voilà pourquoi !, ne peut-elle s’empêcher d’hurler en bondissant du lit. En plein mitan, s’y étend effectivement une large auréole jaunâtre à moitié sèche qu’elle examine d’un oeil éberlué. 
Que s’est-il donc passé quand elle s’est retrouvée avec sa montre-bracelet pour seul vêtement ? Cette fois, ON ne s’est pas seulement satisfait de lui débarrasser tout gentiment la table,  ni de l’approvisionner en vin.

Ce qu’elle est en droit de supposer lui convulse les tripes. Elle ne peut s’empêcher de considérer la tache immonde avec répulsion et, dans le miroir, son corps provoque en elle un indéfinissable sentiment de honte. « Pauvre petite pisseuse ! », entend-t-elle comme si sa propre image avait la voix de Cindy, « Je ne connais pas de mec capable de produire autant, t’aurait-il prise et reprise toute la nuit… » Charlotte n’est peut-être pas aussi experte qu’elle en la matière mais elle estime plus atroce encore de supposer qu’on s’y est mis à plusieurs pour l’avilir ! « Pauvre petite pisseuse ! », répète Cindy, la toisant avec une grimace navrée d’avoir pour amie une idiote dans son genre, « Crois-tu vraiment que ton corps filiforme de gamine mal embouchée a le pouvoir d’exciter les mecs ? Franchement, regarde-toi et dis-moi ! Tu les imagines craquer pour ça ? ».
Cindy a l’art d’être dure, voire cruelle, mais, cette fois, Charlotte doit bien admettre que son propre reflet de vierge impubère lui offre peu d’arguments pour la contredire. 

Si son ravisseur avait une intention de luxure, Cindy aurait diablement mieux fait l’affaire, c’est certain. La connaissant, la garce, peut-être même qu’elle se serait finalement piquée au jeu. Son raisonnement ne la rassure néanmoins que peu, car elle sait pertinemment que les fillettes nubiles ont une grande valeur sur le marché de la chair.

A propos, les caméras sont à leur poste comme autant de loupes avides. Tôt ou tard, ce voyeurisme malsain les lassera, cela semble inéluctable ! Pourquoi la libérerait-on ensuite alors qu’en la vendant au plus offrant, ON  a toutes les chances de remporter une coquette petite somme ?
Que peut-elle bien valoir, du reste ? Cent mille francs ? Un demi-million ? Davantage ? « Je ne vaux pas tripette, je sais ! », rétorque-t-elle à voix haute en singeant les mimiques de Cindy.
« Tu ne sais jamais te retenir d’exagérer ! », lui serinerait sa sœur, intimement persuadée que l’abus d’alcool explique les débordements de sa cadette.

Il est huit heures cinquante-huit exactement. Dans deux minutes, résonneront au dehors les neuf coups au terme desquels elle se jure de résoudre l’absence mystérieuse de ses vêtements. Où sa crise d’éthylisme de la nuit dernière a-t-elle donc bien pu les fourrer ? Ne l’aurait-on mise à nu que pour le seul bénéfice des caméras ? 


Après le tour du grenier, vite fait bien fait vu que tout y est apparent, Charlotte rouvre la porte de la grande armoire. Rien, pas la moindre chaussette ! Par contre, un léger interstice autour du panneau de fond éveille sa curiosité. Pourquoi ne l’avait-elle pas remarqué plus tôt ? C’est un fin rai de lumière qui fait le tour du panneau arrière du meuble.  Il n’y a en apparence ni clenche, ni trou de serrure, ni gonds, mais elle jurerait qu’il s’agit d’une issue. Toutefois, la pousser d’un coup d’épaule ne mène à rien d’autre que de se faire mal.
La porte de l’armoire couine en se refermant doucement sur elle et, à travers le miroir sans tain, elle peut contempler son misérable havre. 

Ici, dans cette garde-robe, elle aurait pu se sentir en sécurité, mais c’en est fini désormais car, si ce fond d’armoire peut pivoter, ON peut donc y venir et l’observer à la dérobée !
Charlotte bondit hors du meuble : de fait, celui-ci est accolé au mur et elle imagine qu’il est inutile d’essayer de le pousser du moindre millimètre : il y est sans doute solidement rivé.

Voilà qu’elle tombe nez à nez avec le coffre de bois, qu’elle n’a jamais encore eu l’idée d’inspecter. Il était pourtant bien en vue à droite de l’armoire. Un rictus nerveux lui échappe : une sortie de secours s’y niche peut-être également et, depuis deux jours comme autant de siècles, elle n’a pas une seule fois songé à l’ouvrir. « Quelle godiche ! », se dit-elle vis-à-vis d’elle-même, à seule fin peut-être de confirmer ce qu’aurait commenté Cindy.  

Elle hésite néanmoins. D’instinct, Charlotte pressent qu’il vaut peut-être mieux ignorer le contenu de cette malle. Par ailleurs, sans doute est-elle soigneusement cadenassée. 
Mais, comme pour la contredire, le couvercle se soulève sans aucune difficulté.

Sa gorge se contracte, l’air lui manque, son cœur se soulève d’un empan, une bordée de spasmes lui donne l’impression de chuter du sommet du toit. 

A vrai dire, ce n’est pas tant à cause du squelette qu’elle y découvre, replié en fœtus comme une momie, que de le voir revêtu de sa propre blouse et que, sous sa jupe, flottant en corolle autour du bassin sans chair, on a poussé le réalisme jusqu’à enfiler son slip souillé sur les articulations métalliques des fémurs. Les chaussettes, tourneboulées sur les mollets osseux, lui confère un air si vivant que la jeune fille en sent ses poils se hérisser de la tête aux pieds. 
Jamais, se lamente Charlotte, jamais au grand jamais – même après un magnum de vin - elle n’aura la trempe de toucher ce tas d’os pour tout récupérer ! Les y avoir mis fait montre d’une cruauté, féroce !

Charlotte se reprend, sa respiration s’apaise et son puzzle lentement se recompose. Ce squelette a un fameux air de famille avec Cindy, mais, bien sûr, on ne devient pas un tas d’os en quelques heures ! Or, si elle  imagine de longs cheveux blonds déferlant du crâne grisâtre et une pâte appétissante sur les os…

La confusion n’est en l’occurrence qu’un fantasme. En vérité, Charlotte ne parvient pas à évacuer cette idée saugrenue que Cindy ait été séquestrée dans ce grenier bien avant elle. Dans l’expectative, elle s’attend à ce que la petite voix de Cindy lui infirme ou confirme la chose par une remarque accablante. Mais ce n’est pas le cas.

Le lourd silence restera coi jusqu’à ce que lui parvienne soudain une voix comme un chant d’enfant, qui arrive d’elle ne sait d’où, aussi scrute-t-elle un bref instant le squelette d’un air soupçonneux, mais ce dernier ne semble pas ventriloque !

La mélodie est répétitive, lancinante, avec des finales aiguës. Charlotte n’en perçoit pas distinctement les paroles, cela ressemble à une langue étrangère et, en tous cas, cette ritournelle ne fait pas partie de son répertoire personnel. La fraicheur de la chanson l’émeut cependant. Elle se rend compte que, hormis les petites voix de Cindy et Justine dans sa tête, qu’a-t-elle donc entendu depuis deux jours ? Rien d’humain, si n’est le tempo d’un clocher dans le lointain, tel un écho au cadran de sa montre, finalement bien agaçant.



Elle s’approche à pas feutrés de la porte, l’ouvre avec toutes les précautions d’usage, s’agenouille et, à quatre pattes sur le rebord, pointe prudemment le museau au dehors.
Sur l’herbe, à quelques mètres des pieds de l’échelle, une jeune inconnue est en train de virevolter en chantant à tue-tête. Elle est vêtue d’une longue robe blanche. Dans sa farandole solitaire et désordonnée, une bretelle a glissé au bas de l’épaule tandis que ses pieds nus caracolent en tous sens. De là-haut, Charlotte ne voit pas le visage que lui cache une corolle blonde et figée autour de la tête, mais cette fille ressemble étrangement à l’horrible squelette et Cindy réunis. « Son ravisseur ne peut pas être cette jeune fille à l’air benêt ! C’est invraisemblable ! », gémit-elle en se tirant brusquement en arrière.



Le spectacle de ce petit rat est si extravagant que Charlotte déambule comme une automate de long en large dans son repaire en éclusant une gorgée de vin du bout des lèvres à chaque tour de piste. A présent, elle s’en fiche bien d’être livrée nue à la curiosité des caméras, ou a n’importe qui du reste. Mais quel plan débile Cindy lui a-t-elle donc concocté ? Combien sont-ils derrière l’écran, en définitive ?
Le vin l’enhardit, l’apaise, la rassure : elle a tout simplement halluciné, voilà tout. D’ailleurs, en jetant un coup d’œil rapide par l’ouverture béante, elle constate non seulement que la fille s’est tue, mais encore qu’elle a disparu de la scène.  

Le carillon du clocher s’est mis à égrener tranquillement ses dix coups. Stimulée par ce qu’elle a cru comprendre quelques instants auparavant, Charlotte se dit que ce n’est tout de même pas cette blanchette de pacotille qui pourrait l’empêcher de fuir ni d’ailleurs de faire quoi que ce soit. Non, Charlotte saura bien l’obliger à lui expliquer les raisons de sa présence ici ! « … et ne t‘avise pas à me raconter des salades ! » s’entend-t-elle déjà lui asséner, en lui serrant le cou fermement entre ses doigts. 

Charlotte se sent remontée, vindicative et pas du tout prête à faire la moindre concession. « Tu bluffes ! », lui sentence Cindy, « Tu es incapable de faire ça ! ».
Cette fois, la coupe est pleine. S’il y a la moindre chance que ce soit effectivement Cindy qui tire les ficelles de cette mascarade, celle-ci va certes passer un mauvais quart d’heure.
Par avance, Charlotte sait comment elle serait accueillie, quelque chose comme « Quoi ? T’as vraiment cru qu’on t’avait enlevée pour tes beaux yeux ? ». Charlotte lui sauterait dessus bec et ongles. Sa rage décuplerait ses forces, elle parviendrait à immobiliser la blondasse sur le sol et on verrait bien si elle conserverait cet air narquois sur son putain de visage !  Charlotte ne manquerait pas de gagner la partie, celle-là tout au moins.

« Action ! », grince-t-elle à voix basse, toute échaudée par ses certitudes. « Mais pas dans cette tenue, tout de même ! ». Ce n’est pas qu’elle soit pudique, mais… Pas question, bien vu bien entendu, de déshabiller le squelette ; la fine couverture fera l’affaire, nouée sur une épaule à la romaine, de l’étoffe des vainqueurs !


La trappe lui résiste encore, une fois débarrassée du pied du lit qui la calait, mais, à force de s’arc-bouter tout en s’accrochant des deux mains au gros anneau, Charlotte arrive finalement à la débloquer. Comme l’autre fois, l’escalier se jette dans un gigantesque trou noir. Le silence mortel dans lequel elle s’enfonce l’effraye davantage qu’une banale absence de son. Ce sont les trois premières marches qui lui coûtent son plein d’émotions. Déjà, ses pupilles se dilatent peu à peu et s’accoutument lentement à l’obscurité. Un volée plus bas, cramponnée à la rampe comme à un bastingage, les sens toujours aux aguets, elle atteint un petit palier. Tout cela serait trop facile, estime-t-elle en son for intérieur, Cindy n’est sûrement pas seule en jeu. Il doit nécessairement y avoir quelqu’un d’autre dans la partie !

Au bas de la deuxième volée, elle dénombre trois portes, toutes closes, plus effrayantes encore précisément parce qu’elles le sont. Elle les atteint en se maudissant d’avoir fait gémir les deux dernières marches. Mais rien ne bouge. Elle est à la moitié du chemin. Plus bas, à mi-étage, il y a une autre porte sur le palier. Celle-ci est entrouverte d’une dizaine de centimètres d’où émane une clarté diffuse et jaunâtre. 

Charlotte ne l’a pas entendu ni vu arriver, celui-là ! Il a surgi subitement devant elle, avec sa masse imposante, fort de sa puissance. Immobile, il la scrute de haut en bas, de ses yeux vifs et brillants. Charlotte est incapable d’émettre le moindre son. Dos au mur, le mieux qu’elle ait à faire, songe-t-elle, est de tout abandonner. Elle se laisse glisser pour s’agenouiller sur le sol en croisant des bras vaincus par dessus sa couverture. Lui esquisse un pas vers elle, tend le cou et renifle son odeur entre les genoux relevés. Il n’est pas encore convaincu de sa supériorité, mais il la revendique d’un œil fixe et glacial. Charlotte baisse instinctivement la tête, évite son regard, courbe le dos plus encore, et murmure fébrilement des mots sans suite. Il ne la reconnaît pas, mais les tables de multiplication qu’elle ânonne semblent singulièrement l’apaiser. Elle le laisse humer son sexe. Jamais Charlotte n’a eu à se soumettre à un tel point. Voilà qui est fait ! Elle fera désormais partie de sa meute ! Comme pour un adoubement, il lui administre un bref coup de langue sur son front baissé. Charlotte bénit sa chance d’être tombée sur un meneur compatissant.

Elle pressent néanmoins qu’elle ne l’a pas encore totalement convaincu de ses bonnes dispositions à son égard. Se relever trop rapidement le mettrait sur la défensive et réveillerait peut-être son agressivité. Il est sûr et certain que, d’un duel avec le mastiff, elle ne sortirait pas vivante, aussi, Charlotte accentue d’un cran son apparente fragilité en se recroquevillant davantage. Le chien a repéré sur elle l’odeur de la femelle. Sa queue se relève et s’agite joyeusement.
Charlotte se dit qu’elle a gagné la partie, pour peu qu’il ne se mette pas en tête aussi de... Il ne faut rien exagérer. Elle ne se voit pas du tout s’agenouiller en levrette pour qu’il puisse expédier sa petite affaire.

Mais le chien la laisse se remettre lentement et péniblement sur pied. Charlotte se sent vidée. « Calme ! Calme ! », est le seul mot de la langue française qu’elle connaît encore. Plus que deux ou trois marches et elle se faufilera par la porte entrouverte. 

Elle la referme derrière elle. Lui n’a pas bronché. 
Bientôt, pourvu qu’elle ait l’audace de poursuivre la dernière épreuve de l’escalier, tout cela ne sera plus qu’un vague et lointain souvenir. Par la suite, elle-même se mettrait peut-être à douter de sa véracité.

Ce n’est qu’un cagibi de petite taille. L’installation est récente. La cuvette rutile et le papier peint sent encore des relents de colle. Devant la minuscule fenêtre, des rideaux jaunes n’ont pas encore marqué leurs plis et, sur l’évier, le savon est toujours dans son emballage d’origine. L’ensemble donne une impression d’inachevé mais, par contraste avec le grenier poussiéreux, Charlotte a le sentiment d’avoir franchi un siècle pour le moins. Assise sur la cuvette, couverture relevée sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains et les coudes vissés sur ses cuisses nues, elle essaie de reprendre force et, tant qu’il y est, relâche sa vessie et goûte avec bonheur ce retour partiel à la civilisation.  
A sa montre, il est onze heures, passé de six minutes. La fenêtre est béante. Elle entend crisser les ongles du chien sur le gravier. Il s’éloigne au galop. Il est vrai que quelqu’un l’a sifflé. Est-ce le petit monstre ? Un sifflement est plutôt un attribut masculin, n’est-ce pas ? Elle n’entend plus rien, le calme absolu, enfin ! Elle n’est plus vraiment persuadée que Cindy soit dans le coup.

En deux bonds, Charlotte aboutit au rez-de-chaussée. Elle espère avoir conclu un modus vivendi avec le satané cabot. Pour le moment, il ne semble en tous cas plus se préoccuper de sa petite personne.
Devant elle, au bout d’un couloir étroit, l’issue salvatrice d’une porte d’entrée semble la narguer.
Si, par malchance, cette dernière est fermée à clef, elle n’aura guère le temps de rebrousser chemin pour en dénicher une autre. Acculée dans une souricière, elle n’ose imaginer à quelle sauce on lui fera son affaire. 

Mais la porte tourne normalement sur ses gonds, Dieu merci ! S’il faut élire un tout-puissant, gamberge-t-elle, le bon Dieu de son enfance vient de gagner une intention de vote. Avant de s’élancer au dehors, elle a la présence d’esprit d’aviser un long imperméable pendu à une patère et l’enfile en hâte sur son corps nu, abandonnant la couverture à même le sol carrelé.

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Sur sa gauche et devant elle, ce ne sont que champs, arbres et fils barbelés. La luminosité est aigue, le soleil lui coule du métal dans les yeux. Il n’est pourtant qu’onze heures vingt du matin. A sa droite, le clocher de l’église la nargue, à deux ou trois kilomètres, guère plus. La pierre bleue du seuil est cuisante sous ses pieds nus.
Charlotte s’arrache de là en resserrant l’imper jaune autour de sa taille. « Un champion fait cent mètres en moins de dix secondes… Donc un kilomètre par minute quarante ! », déduit-elle en cinquième vitesse. Essoufflée comme elle l’est après le stress qu’elle vient de subir, il lui en faudra le double, sinon plus. N’empêche que, si rien ne vient freiner sa trotte, elle sera en sécurité pour midi, c’est certain. Bref, Charlotte se dit qu’elle n’a jamais aussi rapidement compté, mais il est vrai que sa survie n’a jamais été l’enjeu d’un test d’arithmétique.


A qui va-t-elle raconter son histoire ? Au boulanger, à l’épicière, aux habitués d’un bistroquet ? De quoi aura-t-elle l’air, nue sous son ciré jaune, à leur débiter une histoire invraisemblable ? Peut-être tombera-t-elle en plein mitan d’une partie de pétanque ! On la regardera de travers, elle n’osera pas ouvrir le bec. Chez qui parmi ces villageois, chez qui rencontrer de l’empathie? Un curé, peut-être ? L’église lui doit bien cela, elle qui égrène les heures depuis deux jours en parfaite communion avec son clocher. 

Encore faudrait-il qu’on la croie ! Peut-être même que son ravisseur sera l’un des joueurs de boules. Il éclatera de rire comme si ce qu’elle venait de dire était énorme. Et toute l’assistance d’être incrédule, de la fusiller sur place, de reprendre leur partie là où elle les avait interrompus.
Qui sait ? Tout le village est peut-être complice.
A moins qu’il ne soit désert, c’est dans l’ordre du possible. En quel cas, elle imagine déjà son ravisseur ratissant méthodiquement chaque rue, chaque place, chaque maison abandonnée, pour la retrouver.
Sous ses foulées crisse la pierraille et volète la poussière. Ses lèvres sont blanches et sèches comme du bristol. Charlotte n’a pas parcouru cent mètres que, déjà, elle dégouline sous le plastique collé à sa peau nue.
Elle n’avancera d’ailleurs pas davantage. Car, dans son calcul, elle n’a pas tenu compte d’un paramètre : le facteur grain de sable qui peut tout faire capoter.
Et, de fait, Charlotte a oublié que les chiens de berger n’aiment jamais au grand jamais que l’on galope inconsidérément devant eux ; à leurs yeux, cela doit sans doute faire désordre dans une meute et à fortiori pour un troupeau.
Bref, l’imbécile de chien s’est jeté entre ses jambes.
Dans sa course, Charlotte a valdingué par-dessus lui.


Sans doute a-t-elle dû sombrer sur place, assommée, choquée, inconsciente. Toujours est-il que, en rouvrant les yeux bien des siècles plus tard, elle se retrouve nez à nez avec Cindy, accroupie auprès d’elle et la scrutant de pied en cap comme si c’était la première fois. « Pauvre, pauvre petite Charlotte ! », l’entend-t-elle geindre d’une voix bizarre, tandis que l’abominable cabot est en train de gratter le sol en agitant oreilles et truffe en tous sens. « Vilain, vilain chien ! », admoneste encore Cindy, mains tendues en guise d’aide. Charlotte refuse de prendre les doigts qu’on lui tend et se relève seule, croisant sur son corps meurtri les pans de l’imperméable comme une cuirasse. Mais tout se met soudain à tournoyer dans sa tête et elle n’a pas d’autre choix que de se cramponner au poignet de Cindy. Celle-ci s’est redressée en même temps et la serre à présent dans ses bras avec une condescendance crasse. Charlotte se sent physiquement incapable de rejeter ce fallacieux instant de tendresse. Elle s’y abandonne à contrecœur et ne comprend rien de ce que la traîtresse lui souffle mielleusement dans l’oreille.
Comme un zombie, elle lui obéit, paupières closes car, lorsqu’elle fait mine de les rouvrir, elle se retrouve sur un manège de chevaux de bois.
Cindy a de toute évidence changé de parfum. Celui-ci, plus fruité, ne convient pas du tout à son personnage, pense Charlotte en se laissant conduire par la jeune fille qui la maintient fermement, le bras passé autour de sa taille. Et si ce n’était pas Cindy, en définitive ?


Charlotte ne se rappelle pas comment elles ont réussi à monter l’escalier. En tous cas, elle est à présent allongée sur un lit et retrouve autour d’elle l’inexorable décor du grenier ainsi que l’odeur âcre et caractéristique de son bon vieux matelas. La revoilà au point de départ : sa seconde et peut-être dernière tentative d’évasion a donc avorté !
De surcroît, quand elle veut jeter un coup d’œil à sa montre-bracelet, son bras gauche ne lui obéit qu’au prix d’une douleur inattendue. De même, son autre coude lui fait bien mal et, en essayant de se lever pour ôter cette saleté d’imperméable qui la fait tant suer, un élancement dans le genou gauche lui a arraché une grimace. Deux bandes de sparadrap en croix maintiennent un triple ou quadruple carré de gaze. En plus, ON s’est permis de la soigner !
Ses nerfs vont craquer sous peu, c’est sûr et certain.
Incapable de se contenir, elle pleure de tout son saoul, hoquetant et beuglant comme un cochon que l’on saigne. Finalement, elle s’est endormie dans son eau, gémissant et reniflant sur son pitoyable radeau de fortune.


Bien entendu, les cauchemars n’ont pas manqué d’affluer tout au long de son sommeil, aussi a-t-elle considéré dans un premier temps comme une bénédiction la cloche de l’église qui lui pilonne les tympans. Il est dix-sept heures pile et elle émerge de sa sieste forcée avec les yeux gonflés, un nez encombré et le corps endolori. Triste bilan, mais elle se sent paradoxalement en moins piteux état que tout à l’heure. Manger un bout et vider une bouteille de vin lui conviendrait d’ailleurs parfaitement pour lui remonter le moral. Finalement, se dit-elle avec un curieux optimisme, on ne l’a encore ni violée, ni tuée et, sans ce satané cabot, elle serait peut-être à l’heure actuelle sur le chemin du retour, encadrée par la police et entourée de gens prévenants.

Charlotte s’est laissé aller encore un temps à son évocation lyrique avant d’ouvrir résolument les yeux. Un premier regard sur la table la replonge aussitôt dans son marasme. En effet, elle se rappelle que les restes de son repas d’hier ont disparu corps et biens, de même que maintenant les deux carafons, mais que rien ne les remplace, strictement rien, comme si on l’avait carrément oubliée (comment le peut-on, avec ce qu’il s’est passé ?), comme si on avait décrété que le jeudi était jour de jeûne (mais quelle religion a jour sacré le jeudi ?), comme si on la punissait d’avoir tenté de s’évader (n’est-ce déjà amplement suffisant d’avoir bêtement raté sa sortie ?) ou comme si on avait décidé de la laisser en définitive mourir de faim et de soif (quel intérêt aurait-on par ailleurs de l’avoir enlevée pour rien ?).


Elle ne sait trop quoi penser et, dans sa détresse du moment, sent confusément sa raison vaciller. « Reprends-toi, mon chou ! » croit-elle entendre Cindy chuchoter dans sa tête, « Calme... calme ! Ce n’est qu’un cauchemar, un de plus ! ». Cindy a sans doute raison. En fait, Charlotte croit être réveillée mais ce n’est pas le cas. Il lui suffit de serrer intensément les paupières, de les rouvrir d’un seul coup et, d’ici quelques instants, la réalité va basculer inéluctablement.  Elle trouvera assurément un plateau bien fourni et une cruche de vin pleine à ras-bord.


C’est une nuit avec bien peu de lune pour être honnête. Charlotte se dresse sur son séant, mortifiée. Les doigts qui viennent de se poser sur sa cuisse sont bien trop réels pour n’être qu’une hallucination. Dans cette purée de lentilles, elle distingue à peine une masse informe dont une tache pâle ne peut être qu’un visage. La main insiste, glisse à présent sur sa hanche. Le geste est possessif, masculin. Il ne peut s’agir que d’un homme, vraisemblablement son ravisseur.
La confrontation semble donc être venue.
La meilleure attitude à adopter, sans doute, est d’obéir, se dit Charlotte en frissonnant, mais certes pas de désir. Ses yeux aveugles tentent en vain de percevoir un peu d’humanité dans cette face blafarde et sans traits. Elle ne sait que faire de ces mains qui l’envahissent, elle invoque Cindy, Cindy qui n’est jamais là où on en a le plus besoin. La douleur qui s’élance au long de son bras gauche lui arrache un bref gémissement.
Charlotte s’imagine la scène comme si elle n’en faisait partie que par procuration. C’est maintenant Cindy sur laquelle papillonne l’inconnu, Cindy qui entame un gémissement d’animal blessé. Ce crâne qui oscille de gauche à droite, ses propres mains qui battent le vide, cette respiration qui devient saccadée, ce sont cependant bien les siens. Elle n’a pas mal comme elle aurait pu le croire, sinon au genou éraflé que l’homme à empaumé pour y prendre appui. Cela dure, dure, c’est la plus longue seconde de sa vie.
Subitement, l’homme s’évanouit sur elle, semblable à un vent retors. Charlotte profite de cette soudaine fragilité pour repousser le corps inerte vers où il était venu, hors du lit, de loin dans la nuit.


Mais c’est plutôt elle qui est tombée du matelas, de tout son long sur son coude meurtri. La douleur éclate à lui noyer les yeux. « Connard de cabot ! », pleurniche-t-elle en se frottant le genou qui n’en vaut pas mieux. Elle a rêvé sans doute, c’est un réel cauchemar.
Il fait effectivement noir d’encre et, comme à l’ordinaire depuis des semaines, la chaleur torride l’étrangle à en mourir. Mais il n’y a par contre personne d’autre qu’elle dans le grenier. A moins que… Non, pas cette gamine tout de même !


Charlotte parvient à se remettre debout en bien plus de temps qu’il ne faut pour le dire. D’horribles picotements au genou et des lancements dans le bras, rythmés par les battements de son cœur, lui arrachent de nouveaux soupirs.
Elle ne sait par où aller précisément et esquisse clopin-clopant quelques pas, en évitant de s’achopper aux quelques meubles. Elle essaie de rejoindre un mur afin de se repérer dans cette nuit anthracite.
Après quelques pas de côté, Charlotte devine contre la peau nue de son dos les reliefs d’une porte. Soudain, ses mollets se heurtent à dieu sait quoi et elle tombe en arrière en songeant avec effroi à l’ouverture béante et les dix mètres en contrebas.
A coup sûr, elle va s’y fracasser en beauté. Tout sera fini, tout sera terminé, on aura réussi à l’achever. Sa tête heurte violemment un pan de mur qui résonne heureusement comme du bois. Ses tripes se retournent mais la chute est brève. Son cerveau se décolle du crâne mais elle n’est pas morte. Disons qu’elle s’est bêtement cassé la figure dans l’armoire. A nouveau, elle se remet péniblement sur pieds, salement contusionnée, en proie à mille maux et plus endommagée qu’auparavant.


Côté positif, elle situe à présent l’emplacement de l’armoire. Dans sa cécité nocturne, la topologie du grenier s’organise autour de cette seule référence. Bon sang, elle la connait de mémoire, cette piaule, elle est capable de s’y promener du bout des doigts. 
A pas mesurés, elle rejoint la table. La chaise n’est pas bien loin. Normalement, cette dernière est à l’opposé de la porte béante mais elle n’a pas le cœur d’aller le vérifier. Est-elle close, du reste ? « Assieds-toi, bon sang ! », lui ordonne Justine, « Tu me donnes le tournis ! ». C’est vrai que Charlotte a la singulière habitude de tourner en rond quand quelque chose la turlupine.
Là, elle cumule : l’estomac dans les talons, un tas d’ecchymoses sur le corps, un bras douloureux, le cerveau en désordre. La petite voix ne reste pas en carafe. « Viens là ! », dit-elle tendrement, « Nous allons prendre un petit-déjeuner tranquille, rien qu’à nous deux ! ». Que cache cette subite complicité de sa sœur ? Néanmoins, elle se pose sur la chaise, Justine est sans doute devant elle, dos collé à la porte dans le mur. Charlotte passe la main sur la table, sans rien y voir, des fois qu’ON ait pensé à elle. Elle rencontre ce qui ressemble à une assiette. A droite de l’assiette, elle touche la forme d’une fourchette. « Je n’ai pas faim ! », surenchérit le spectre face à elle, « Mais vas-y, toi, mange ! Mange et raconte-moi… ».


Ce qu’elle porte à la bouche est plutôt fade : c’est une salade de riz pâteux et de légumes crus. Elle a peine à reconnaître du poivron et du concombre sans doute, du soya et de la tomate peut-être, de l’oignon et du thon, ça c’est sûr. A vrai dire, ce n’est pas délicieux, un peu pâtée pour chien. En outre, les élancements dans le bras gauche et au genou lui coupent l’appétit. Elle n’a pas le cœur à parler non plus et, de toute façon, sa sœur a disparu, elle ne sait comment, ni où, ni quand.
A l’aveuglette, elle trouve les cruches jumelles qu’elle soupèse l’une après l’autre pour constater avec plaisir qu’elles sont pleines. Elle les renifle, les compare. Sous cette canicule, le vin est un brin trop chambré mais il a le don de la soulager après quelques lampées seulement. En effet, quand elle allonge les jambes sous la table, le genou engourdi ne semble pas réagir et son bras ankylosé parait tranquille pour le moment. Elle évite toutefois de s’appuyer sur son coude comme à son habitude.


A défaut de savoir où elle est détenue, elle aimerait tout au moins se situer dans le temps. Dans la nuit, sa montre est tristement inutile sur son poignet. Comme pour répondre à sa demande, le clocher se décide enfin à faire acte de présence. Au onzième et dernier coup de cloche, un rapide calcul lui résume que cela fait à présent plus de cinquante heures qu’elle n’a plus donné signe de vie à Justine, ni à n’importe qui.


Est-ce suffisant pour diffuser un avis de recherche dans tous le pays ? Peut-être a-t-on opté pour la thèse de la fugue, mais l’enquête a-t-elle seulement débuté ?
A coup sûr, Justine ne manquerait pas de nier cette hypothèse stupide. « Charlotte ? Faire une fugue ? Vous n’y pensez pas ! », s’étonnerait-elle à corps et à cris, « Ma sœur n’est certainement pas aussi imprévisible que son amie Cindy ! ». Entre elles-deux, cela n’a jamais été le grand amour, mais Cindy serait sans doute présente pour appuyer ses dires. 
Et qui supposerait un seul instant que Cindy  soit impliquée dans ce coup-là ? Cette garce est assez adroite pour masquer son double-jeu. « Je te l’ai toujours dit, Charlotte ! Cette fille exerce une bien mauvaise influence sur toi ! », lui disait d’ailleurs toujours Justine. 
« Tiens ! Tu es revenue, toi ? », s’étonne Charlotte en frappant l’air en face d’elle du plat de la main. Deux lumerottes s’échappent de ses doigts. La porte dans le mur était tout ce temps grande ouverte. C’est la maison la plus proche qui vient d’illuminer deux fenêtres dans le lointain, sans doute quelqu’un qui souffre d’insomnie !

Elle gamberge et finit par conclure. En définitive, il lui semble totalement improbable qu’on arrive jusqu’à elle pour la délivrer. Le cœur lourd, elle ferme les yeux qui ne lui servent à rien à cette heure et elle s’endort sur la chaise, le nez penché sur son assiette vide.