Charlotte se réfugie sur le lit, qui
ne vaut pourtant guère mieux qu’un rafiot dans l’océan, mais c’est sur ce
matelas volant qu’elle est tombée dans le sordide et elle espère sans trop y
croire que c’est là qu’elle trouvera le chemin du retour. Il lui suffit
peut-être de s’y rendormir pour que le charme opère à contresens.
Son slip détrempé la gêne et elle
frissonne malgré la maudite canicule qui perdure depuis le début du mois.
Drapée dans la couverture, genoux fléchis sous le menton, talons contre les
fesses et bras enroulés autour des jambes, elle fixe d’un air égaré le bord de
la trappe sous laquelle elle peut tout imaginer.
Il est dix-neuf heures trente-sept,
bientôt trente-huit. Les deux vasistas diffusent une lumière chiche et
couchante. Charlotte ne cherche pas le sommeil et ne parviendrait de toute
manière pas à le trouver. Ce qu’il y a ou non derrière cette porte-miroir de
l’armoire l’obnubile. Enfin, quand elle se décide à franchir les trois ou quatre
mètres qui l’en séparent et que, à peine en a-t-elle touché le bord que le pan
pivote de lui-même, Charlotte découvre une penderie vide, dans laquelle elle
pourrait se tenir debout sous la tringle.
Seulement deux essuies de toilette
soigneusement pliés dans une bassine écaillée y traînent dans l’ombre. C’est
ridicule : il n’y a même pas de robinet d’eau dans ce grenier. Elle
inspecte à nouveau les alentours, persuadée toutefois qu’elle y a déjà tout recensé.
De l’intérieur, au travers du miroir, elle
entrevoit alors le lit sur lequel elle était couchée quelques secondes
auparavant. La couverture roulée en boule et le coussin rouge sont plutôt
criants de vérité. « Un miroir sans tain ! », s’éberlue-t-elle. D’abord
incrédule, elle gamberge déjà sur l’avantage qu’elle pourra bien en tirer. Elle
grimpe sans hésiter dans l’armoire et rabat la porte sur elle. Il y a également
une poignée pour la tirer de l’intérieur.
Le dispositif ne la rassure
guère : si, maintenant, elle a la possibilité de voir sans être vue, sans
doute aussi, à un moment ou un autre, lui rendra-t-on la pareille. Tôt ou tard,
ceux qui la séquestrent lui imposeront leur double jeu : par exemple, tandis
qu’un invité l’entraîne de force dans un coin, un autre a l’occasion de mater
la scène, à discrétion d’elle-même comme du premier. C’est grotesque,
halète-t-elle en se repliant en accordéon sur le plancher de la garde-robe, en
quoi sa petite personne serait-elle susceptible d’éveiller le désir de
vieillards libidineux ? Elle n’est qu’une jeune oie inexpérimentée, pas
bien jolie en vérité - voire moche -, elle n’est pas trop futée non plus mais
jamais elle ne consentira à se soumettre à leurs perversités.
Charlotte soupèse la situation. Quel
intérêt, sensuel ou autre, trouverait-on à une fille aussi tristement
insignifiante qu’elle ? Certainement doit-elle chercher ailleurs la clef
du problème, au-delà des apparences.
La solution n’est peut-être qu’une évidence. D’une seconde à l’autre, Justine va soulever la trappe et pointer le nez. « Bonjour, tu as bien dormi, Charlotte ? », dira-t-elle avec un large sourire, « Comment tu trouves ta nouvelle chambre ? ». Charlotte grimacera une moue dubitative, à seule fin de masquer l’angoisse ridicule qui la tenaille encore. « Bien sûr, », ajoutera Justine en l’embrassant, «… il faut encore tout isoler, tout retaper, tout rafraîchir, acheter de nouveaux meubles, mais l’endroit est sympa, non ? ».
La solution n’est peut-être qu’une évidence. D’une seconde à l’autre, Justine va soulever la trappe et pointer le nez. « Bonjour, tu as bien dormi, Charlotte ? », dira-t-elle avec un large sourire, « Comment tu trouves ta nouvelle chambre ? ». Charlotte grimacera une moue dubitative, à seule fin de masquer l’angoisse ridicule qui la tenaille encore. « Bien sûr, », ajoutera Justine en l’embrassant, «… il faut encore tout isoler, tout retaper, tout rafraîchir, acheter de nouveaux meubles, mais l’endroit est sympa, non ? ».
Elle s’est endormie pendant le trajet,
voilà tout !, et elle ne se souvient plus de rien, ni de leur départ ni de
leur arrivée. Elle ne se rappelle cependant pas que sa mère et sa sœur aient eu
le projet d’acheter une bicoque misérable, de surcroît dans une campagne aussi
morne. Néanmoins, cette éventualité la soulage et la ragaillardit. Elle n’est
donc pas séquestrée par d’ignobles individus et, bientôt, elle visitera cette
maison de fond en comble en se moquant elle-même de ses terreurs.
Charlotte s’extirpe de l’armoire et,
rassurée, se dirige d’un pas résolu vers le trappe. Cette fois, ce maudit
battant résiste. On a dû le verrouiller de dessous, à moins que, en tombant
tout à l’heure, il se soit bêtement gauchi dans l’encadrement, ce dont elle
doute car, par un interstice d’au moins cinq millimètres tout autour, passe un
léger courant d’air, mais elle a beau y coller l’oreille, aucun bruit ne trahit
la présence de sa mère ou de sa soeur. Probablement préparent-elles le repas au
rez-de-chaussée ou sont-elles en train de contempler leur nouveau jardin. Il
lui suffit de jeter un œil par la porte du mur, d’où elle les apercevra sans
doute.
Le vide hallucinant s’étend devant
elle, le clocher bat tranquillement ses huit coups dans le lointain. A ses
pieds, sur le large rebord, il y a la présence aberrante d’un plateau en osier
farci de victuailles. L’échelle est maintenant à sa droite, presque à portée de
main. En tendant le bras, elle pourrait l’atteindre du bout des doigts, mais, à
son avis, même en se couchant pour assurer son propre équilibre, elle ne
parviendrait pas à la faire pivoter légèrement jusqu'à elle, ni à soulever
ensuite une telle masse afin d’en stabiliser les pieds à la verticale sur le
sol. Pourquoi sa mère et sa sœur lui feraient-elles parvenir son souper de
cette manière ridicule ? Même en supposant qu’elles soient toutes deux
ulcérées de l’avoir retrouvée ivre morte, ce n’est pas du tout leur genre de
lui concocter une pareille punition.
L’inventaire de ce qu’on lui propose à
manger confirme d’ailleurs cette évidence : Justine déteste en effet les
pommes du Cap, leur mère n’a jamais emballé non plus des tartines - ni quoi que
ce soit - sous cellophane et elle-même ne reconnait pas du tout le récipient en
plastique blanc dont elle vient de soulever le couvercle avec suspicion.
Charlotte y examine les deux tranches de rôti sur leur lit d’haricots verts.
Quant à l’assortiment de fromages, tout le monde sait pertinemment bien qu’elle
n’y toucherait pas, dût-elle en crever de faim.
Ce n’est ni le moment ni l’endroit de
s’évanouir, gémit-elle, atterrée par cette fichue réalité qui la submerge à
nouveau. Sous son crâne s’accélèrent les pires suppositions qu’elle avait cru
évacuer cinq minutes auparavant.
« La réalité est là, ma petite
Charlotte : tu es bel et bien en cage et on ne te jette pitance que pour
te maintenir en vie ; déjà, on ourdit pis que pendre à ton égard ! »,
croit-elle entendre de la voix même de sa sœur.
En définitive, qui sait si se catapulter dans le vide n’est pas un moindre sort que celui qui l’attend ?
En définitive, qui sait si se catapulter dans le vide n’est pas un moindre sort que celui qui l’attend ?
L’évidence est, d’un côté, qu’elle
se sent incapable de se défenestrer et, d’un autre, qu’elle ne sait comment
anticiper ce qu’elle va devoir endurer. Entre les mains de ses ravisseurs,
qu’est-elle d’autre qu’une poupée qu’on use ou dont on abuse, qu’un jouet à
prendre ou à laisser au gré des humeurs ? Des flashes imprécis - plus
angoissants encore que s’ils étaient explicites - la naufragent comme une
pirogue chahutée dans le courant. Ce qu’on attend d’elle est impensable. C’est
certain : on s’est trompé de marchandise ; on voulait enlever Cindy,
ou sa sœur à la rigueur ; on n’est tombé sur elle que par hasard, par
accident, par défaut.
D’ailleurs, comment réagirait Justine
si elle était à sa place ? « En mangeant… », croit-elle l’entendre
répliquer et, en effet, en dépit de ce qu’il lui arrive, Charlotte est tout bonnement morte de faim. Mais,
lorsqu’elle tend le bras pour s’emparer de l’une des pommes, c’est Cindy qui semble
cette fois chuchoter près de son oreille. « Arrête ! C’est bourré de
barbituriques, ces machins-là ! », lui souffle-t-elle sur un ton bien
peu rassurant. « Pas une pomme, tout de même ! », soliloque
Charlotte à mi-voix. « A quoi ça sert, les seringues, selon
toi ? », insinue encore Cindy, avec l’horrible sourire satisfait de
celle qui est ravie de ne pas se trouver elle-même en pareille situation.
C’est clair que, à sa place, la
blondinette n’en mènerait pas large. Il est facile de l’imaginer en train de se
lamenter, geignant comme une vierge effarouchée et implorant ses geôliers de
l’épargner, de ne lui faire aucun mal. Bien entendu, de telles jérémiades en
auraient excédé plus d’un et il y a gros à parier que, à l’heure actuelle, elle
aurait déjà ramassé une bonne paire de gifles qui l’aurait envoyée sur le lit
comme un torchon. Une lopette, n’est-ce pas ce qui excite particulièrement un
sadique ? C’est sûr : il n’aurait pas manqué de lui sauter dessus et
de la crucifier sauvagement en considérant ses cris d’effrois comme des gémissements
de plaisir. C’est certain : par la suite, Cindy serait le genre de fille à
se cloîtrer jour et nuit dans la garde-robe exiguë comme un monte-charge, en y
reniflant non sans terreur les relents de vieille cire et de moisissure.
Il n’empêche, se dit-elle plus
sérieusement, qu’on pourrait bien profiter de son sommeil pour pénétrer dans le
grenier à son insu, par la trappe ou par cette porte absurde qui ne mène
ridiculement à rien. A-t-on idée de placer une issue plus piégeante encore que
s’il s’agissait d’un mur orbe ?
Dans un premier temps, elle considère
que condamner la première présente peu de difficulté : il suffit de la
caler sous un pied de la commode ou du lit.
Mais Charlotte déchante vite quand
elle essaye de faire glisser l’armoire sur le sol. Certes, le bois grince un
peu en ployant vaguement sur le côté mais il semble que les pattes sont rivées
au plancher par leur poids séculaire. Le lit par contre est moins rétif et il
accepte de parcourir quelques maigres centimètres à la toute première
tentative. De sa vie, elle n’a jamais rencontré un sommier aussi lourd, mais
elle doit bien admettre que changer un lit de place ne fait pas partie de son
quotidien. De son front, lui coulent de longues gouttes qui l’aveuglent et salent
finalement ses lèvres. L’été a débuté sur les chapeaux des roues et la chaleur
est bien partie pour accabler son monde jusqu’à la Toussaint.
Il est passé vingt heures trente quand
elle arrive enfin à poser l’une des pattes métalliques en plein mitan de la
trappe. Vannée, elle s’écroule sur le matelas. Sa sueur s’évapore. Elle a soif,
elle a faim, elle est éreintée, mais elle n’est encore soulagée qu’à
moitié : en effet, comment barricader cette satanée porte en plein mitan
du mur ? Peut-être est-on déjà d’ailleurs en train de grimper sur
l’échelle ; peut-être y a-t-il quelqu’un à mi-hauteur ; peut-être une nuée
de visiteurs vont-ils se ruer sur elle. Cette fois, c’est une suée froide qui
la ravage. Elle croit entendre craquer le bois de l’échelle. Bientôt, un visage
horrible va s’encadrer dans l’embrasure. Ecartelée sur le lit comme une martyre,
Charlotte est incapable de faire le moindre geste.
Elle se sent à point pour un sacrifice
si elle peut toutefois espérer qu’elle jouira ensuite de quelques heures de
répit.
Au cinquième tintement de cloche, rien
ni personne n’a brusquement surgi du ciel ni de nulle part. Elle essaie de se
convaincre que, si on avait eu l’intention de la violer, cela aurait déjà été
fait, assurément. Qu’exige-t-on alors de sa part ? Pourquoi l’a-t-on
enlevée ? Qui a donc envie de se régaler de sa petite personne ?
Peut-être la considère-t-on tout
bonnement comme un joli petit animal exotique, comme un ouistiti, un mainate,
un ara, se persuade-t-elle, juste avant de se lever d’un bond, tirer le plateau
de vivres à l’intérieur et clore ce chapitre en rabattant la porte contre
laquelle, assise à même le sol, elle s’adossera de toute sa cinquantaine de
kilos. « Et tu vas rester ainsi toute la nuit ? », s’entend-t-elle
penser, à moins que ce soit un nouveau coup télépathique de Cindy.
« Oui. », répond-t-elle avec fermeté, « … en attendant une
meilleure idée ! T’en as une autre, toi ? ».
C’est alors que Charlotte constate que
la porte est armée tout bêtement d’un verrou. La rouille l’a rendu rebelle mais
elle en vient à bout après deux ou trois poussées, non sans se meurtrir les
doigts dont les empreintes sont maintenant couleur nicotine. Dans l’élan, elle
en a oublié de rentrer les victuailles. Il lui faut recommencer toute
l’opération : débloquer le verrou, faire pivoter le battant pour l’ouvrir,
ramener le plateau et - qui sait ? - apercevoir au loin un éventuel signe
libérateur.
De fait, sur la route, à une distance
de vingt mètres à peine, un tracteur s’éloigne en toussant. Un nuage sombre jaillit
du pot d’échappement dressé vers le ciel. Dans la cabine semi-ouverte, le
fermier est cramponné à son volant et, à ses côtés, un gamin en culottes
courtes se tient debout, accroché aux montants métalliques de l’habitacle. Il a
le nez en l’air et se tourne vers l’arrière. Charlotte a l’impression que c’est
elle que le moutard est en train de regarder, bouche bée, avec un air d’idiot.
Son premier réflexe est de lui faire
signe, d’hurler, d’expliquer par gestes qu’elle est séquestrée. Mais comment
peut-on mimer qu’on a été enlevée ?
Bien sûr, ils ne sont déjà plus qu’un
mirage lorsque Charlotte s’adosse contre le battant refermé en hâte, les bras
ballants et les jambes en coton. Ses yeux se mouillent de dépit.
Elle pousse le loquet d’un réflexe
rageur. C’est déjà ça : on ne viendra pas la surprendre de ce côté-ci non
plus et, puisque on n’a apparemment pas décidé de l’affamer, elle a le sentiment
de contrôler entretemps un peu mieux la situation.
Elle peut enfin manger à l’aise : somnifères ou pas, on n’a plus
aucune possibilité d’abuser de la situation.
Ce n’est tout de même pas avec une fourchette
ou un couteau en plastique qu’elle aurait pu s’évader ! rumine-t-elle, un
peu humiliée quand elle constate qu’on n’a pas cru utile de mettre des couverts
à sa disposition. Dans quelle intention délibérée l’oblige-t-on à manger du
bout de ses doigts rouillés ? N’est-ce qu’un avilissement de plus, comme
l’absence de point d’eau ou la souillure d’un matelas ?
A la seconde tranche de rôti froid et après mûre gamberge, elle dresse
son funeste bilan. Elle n’est désormais plus qu’un pantin dans les rêts d’un
psychopathe dont le dessein est de l’amoindrir d’abord à seule fin de la rendre
plus coopérative ensuite. Lorsqu’elle aura touché le fond de la honte,
qu’est-ce que cela pourra encore lui faire si on la soumet aux pires
atrocités ? Par avance, un frisson la traverse comme un mauvais augure.
Elle se refuse ne serait-ce qu’à les imaginer.
Le miroir lui renvoie comme une gifle sa mine défaite. Charlotte n’en
mène pas large et son corps encore vierge la dégoûte anticipativement.
Soudain, elle la repère, cette caméra vissée sur le chapiteau de l’armoire,
à peine plus grosse qu’un œil de boeuf. Monte en elle le sentiment horrible
qu’un regard fixe la dénude dans sa plus profonde intimité.
Aussitôt, elle en aperçoit une autre, sur sa gauche, une autre encore
entre deux solives, en compte une quatrième derrière elle, au-dessus de la
porte donnant sur le vide, une cinquième, là-bas à droite, et ainsi de
suite : en fait, il y en a plus d’une dizaine, disposées en cercle autour
d’elle.
Bref, où qu’elle aille dans ce fichu
grenier, elle est inexorablement filmée sous toutes les coutures.
Depuis son arrivée, elle est donc en
permanence sous surveillance. Comment ne les a-t-elle pas remarquées plus
tôt ?
Cernée par les yeux globuleux et toute
entière en suspens, Charlotte calcule à mi-voix - sans doute inconsciemment
pour esquiver un brusque accès de folie - le nombre de cassettes vidéos
nécessaires pour enregistrer une seule petite journée de son quotidien. Le
métrage de la bande l’impressionne, mais moins encore que le coût quotidien
global !
C’est la première fois depuis son arrivée qu’elle se rend véritablement compte de son statut de détenue. Cela devient incontournable, inéluctable. La voilà comme une poupée fragile, soumise à la cruauté d’une gamine joufflue qui s’ingéniera tôt ou tard à lui arracher un tout petit bras avec un ravissement certain, rien qu’un, puis, tant qu’on y est, une petite jambe et, finalement, pourquoi pas sa sale petite bobine ? Disloquée en morceaux sur le plancher, Charlotte ne se voit plus autrement que sous l’apparence d’un vulgaire sujet de fait divers : « Mademoiselle Unetelle, tel âge, disparue du domicile familial depuis tel jour, dont le corps vient d’être retrouvé, à tel endroit, dans un état tel que plusieurs heures ont été nécessaires pour le reconstituer afin que le médecin légiste puisse déterminer les sévices encourus ainsi que la cause réelle du décès… ».
C’est la première fois depuis son arrivée qu’elle se rend véritablement compte de son statut de détenue. Cela devient incontournable, inéluctable. La voilà comme une poupée fragile, soumise à la cruauté d’une gamine joufflue qui s’ingéniera tôt ou tard à lui arracher un tout petit bras avec un ravissement certain, rien qu’un, puis, tant qu’on y est, une petite jambe et, finalement, pourquoi pas sa sale petite bobine ? Disloquée en morceaux sur le plancher, Charlotte ne se voit plus autrement que sous l’apparence d’un vulgaire sujet de fait divers : « Mademoiselle Unetelle, tel âge, disparue du domicile familial depuis tel jour, dont le corps vient d’être retrouvé, à tel endroit, dans un état tel que plusieurs heures ont été nécessaires pour le reconstituer afin que le médecin légiste puisse déterminer les sévices encourus ainsi que la cause réelle du décès… ».
La réalité est parfois plus
terrifiante que la pire des fictions. En fait, il y en a douze caméras exactement,
disposées en un cercle légèrement penché sur l’horizontale, à distance
régulière l’une de l’autre comme les heures d’une horloge. Charlotte pourrait
en atteindre certaines en levant simplement les bras ; pour d’autres, il
lui faudrait grimper sur la chaise. Comment réagirait-on, se dit-elle en
essuyant des larmes du revers de la main, comment réagirait-on si elle en
aveuglait la plupart, par exemple, à l’aide des essuies, et pourquoi pas de son
slip et de ses chaussettes ?
Car, de deux choses l’une : ou bien il s’agit d’une simple affaire de voyeurisme et, en se laissant gentiment reluquer, elle a encore une infime chance d’en sortir vivante, ou bien elle a affaire à une perversité plus complexe qui, quoi qu’elle puisse faire, ne lui laissera aucune planche de salut.
Son dilemme ne l’a pas avancée d’un
pas. Dans un cas comme dans l’autre, elle est totalement à la merci de son
ravisseur, dans les deux cas, arrivera bien un moment où elle sera confrontée à
lui, en chair et en os ! En tous cas, il n’a vraisemblablement pas
installé ce chapelet de caméras dans le seul et unique but de la surveiller.
Charlotte, perdue dans ses pensées,
s’est recroquevillée sur le lit après un instant d’hésitation car elle a
d’abord songé à se réfugier dans l’armoire. Cela n’aurait sans doute d’autre
résultat que d’agacer son ravisseur, a-t-elle pensé ensuite ; elle n’est
pas prête à le provoquer, même si les deux issues sont momentanément condamnées
et la mettent dans une relative sécurité.
La nuit tombe sur ses épaules comme un couperet et la densité des ténèbres souligne à peine les pourtours du mobilier. Enfin, les caméras ne peuvent plus faire leur office. Cette trêve l’apaise, même si sa tête ankylosée la persuade intimement qu’il y avait effectivement une dose de barbiturique dans le rôti. Tout au long de son sommeil agité et en sueur, Charlotte ne s’extirpera d’un cauchemar que pour plonger aussitôt dans un autre, comme on le conçoit parfaitement.