Charlotte écarte péniblement les paupières. Elle
est en sueur, son crâne est lourd, ses lèvres cartonnées et sa bouche pâteuse.
On l’a allongée sur le ventre et son bras droit, abandonné sous elle, est
endolori. Sous sa blouse, un vent léger effleure le creux de ses reins. Elle ne
se rappelle plus s’être endormie, à un moment ou à un autre. Ce dont elle se
souvient est on ne peut plus vague : c’était l’après-midi, elle venait
d’allumer la télé avant de se lover sur le gros fauteuil de la salle de séjour,
nuque et creux des jambes sur les accoudoirs comme à son ordinaire. Devant un
feuilleton stupide, elle était en train d’achever une bouteille de vodka à même
le goulot.
Si sa sœur, Justine, lui était tombée dessus, Charlotte se rappellerait pour le moins du sermon qui, immanquablement, aurait suivi, du genre des rodomontades de jeudi dernier, lorsque Justine était rentrée du travail à l’improviste et l’avait surprise en compagnie de Cindy, une bouteille de whisky aux trois-quarts vides entre elles-deux.
En l’occurrence, Charlotte n’a aucun souvenir de ce genre pour aujourd’hui. Il est plus vraisemblable que, dans un état second, elle a finalement réussi à grimper jusqu'à sa chambre pour se jeter sur son lit comme un pantin désarticulé.
Elle a gardé sa blouse sur le dos ainsi que sa nouvelle
jupette blanche. Au bout de ses jambes nues, elle constate qu’elle n’a pas pris
la peine d’ôter ses chaussettes dont les côtes en dentelle sont à présent
tourneboulées sur les chevilles.
Charlotte ouvre un regard glauque. Son mal de tête
est abominable et son lit n’est plus qu’un frêle radeau chahuté par la tempête.
Du bout des doigts, elle palpe la houle à bâbord où surnagent peut-être ses
bottines de basket. Elle ne les trouve pas davantage à tribord et, fait
curieux, sa montre-bracelet a également disparu de son poignet.
Pis encore, c’est qu’elle se retrouve sur une
embarcation totalement inconnue d’où la jeune fille ne reconnaît rien de ce qui
l’entoure.
C’est un grenier sombre et poussiéreux, dont les
poutres et solives ont grisé avec le temps. De chaque côté du toit pentu, deux
vasistas entrouverts diffusent une chiche lumière à travers de vilaines vitres
maculées de pluie séchée. Là-bas, en plein mitan du mur, il y a une porte en
vieilles planches disjointes, et, sur la droite, une trappe est rabattue sur le
sol. Le mobilier se résume à ce grand lit rouillé d’où elle émerge, une table
et une chaise vermoulues, une armoire haute, dont la porte baille, dégauchie
sans doute par l’impressionnant miroir qui y est encastré, et enfin, à ce
coffre de bois, vraisemblablement bondé de nippes, d’objets dépareillés et
inutiles, voire inquiétants. Sur la table, une carafe et un gobelet en
plastique, d’un vert pastel très actuel, dénotent singulièrement dans ce décor
d’un autre temps.
Sous elle, le creux du matelas est souillé, virant
de taches carmin en flaques rose bonbon. Charlotte, dégoutée, s’est reculée sur
un bord, les genoux ramenés contre sa poitrine. La simple idée de poser un
orteil à terre la terrorise. D’un coup d’œil circulaire, la voilà en quête de
repères personnels autres que ses seuls habits.
Au pied du lit, une couverture douteuse est
chiffonnée sur le sol, couvrant dieu sait quoi ou dieu sait qui. Un petit
coussin rouge, étrangement pimpant neuf, traine au hasard sur sa
couche comme un objet familier, mais cela n’est pas assez pour la
tranquilliser. Juste au-dessus de sa tête, elle hallucine sur une araignée
moisie, piégée pour une éternité dans sa toile filandreuse. Cependant,
l’angoisse bien davantage ce silence qui l'empaquette comme un brouillard
opaque.
La cruche est à moitié pleine d’un liquide rosé à
l’odeur âcre. Elle y trempe l’extrémité du petit doigt et, suspicieuse, se
décide à le sucer. Ce n’est que du jus de pamplemousse, rien de moins, rien de
plus.
De toute manière, songeait-elle, pourquoi se serait-on risqué à l’enlever manu militari et à la trimballer en catimini jusque dans un grenier de province si c’est pour l’empoisonner tout aussitôt, sans autre forme de procès ?
De toute manière, songeait-elle, pourquoi se serait-on risqué à l’enlever manu militari et à la trimballer en catimini jusque dans un grenier de province si c’est pour l’empoisonner tout aussitôt, sans autre forme de procès ?
La porte-miroir ressemble à une issue, mais
Charlotte n’y rencontre que sa propre image. « Jolie
compagnie ! », se déprécie-t-elle, en reluquant ses joues trop
rondes, ses seins qui ne le sont pas assez, et les fesses plates et carrées
paraissent rivaliser d’horreur avec ses jambes un peu trop torses.
Il lui faut bien reconnaître qu’elle n’est rien en
comparaison de Cindy. Et c’est tant mieux ! Car Cindy a beau avoir un
corps de rêve et des airs intelligents, ce n’est en définitive qu’une
blondinette de pacotille !
N’empêche que c’est toujours la blonde qu’on accoste en rue « pour faire connaissance ». A ses côtés, Charlotte fait office de faire-valoir, de petite brunette mal fagotée trottinant derrière une nana super canon. Charlotte ne vaut, dans le fond, pas tripette…
N’empêche que c’est toujours la blonde qu’on accoste en rue « pour faire connaissance ». A ses côtés, Charlotte fait office de faire-valoir, de petite brunette mal fagotée trottinant derrière une nana super canon. Charlotte ne vaut, dans le fond, pas tripette…
En la traînant, elle, dans ce grenier pourri, on
s’est somme toute trompé de marchandise. C’est Cindy qui devrait s’y retrouver.
A Charlotte d’assumer le rôle de la victime. De
qui ? Pourquoi ? Pour combien de temps ? sont des questions bien
angoissantes. Mais, avec son physique ingrat, si rapt il y a, elle estime néanmoins
que ce n’est en tous cas pas pour ses beaux yeux !
Entretemps, elle n’a toujours pas la moindre idée sur la façon dont tout cela a bien pu se dérouler.
Ce dont elle se souvient parfaitement, c’est d’avoir déambulé ce mardi midi en ville, en compagnie de Cindy. Comme toujours, Cindy avait dépensé une somme considérable dans les boutiques en l’espace d’une heure, montre en main, et faire son numéro d’enfant gâté empresse toujours les staffs de vendeuses qui reniflent sans doute la carte de banque paternelle.
Et, comme à son ordinaire, en présence du personnel
masculin, son numéro devient plus cru et plus osé : « Aidez-moi à
choisir, voulez-vous ?... », les entraîne-t-elle vers une cabine
d’essayage, puis, enfilant un vêtement : « Que préférez-vous,
celui-ci ? », enfilant ensuite un autre « ... ou celui-là
? ». C’est finalement elle qui les mate. Des fois, le jeune homme croit
faire une touche et, en guise de message, oublie telle ou telle pièce dans
l’addition.
Sans compter ce que Cindy a réussi à frauder, profitant qu’on ne louchât que vers ses seins et ses fesses pour chiper en toute impunité. En somme, Cindy disposait d’une période toute personnelle de soldes, qui couvrait en définitive toute l’année.
Sans compter ce que Cindy a réussi à frauder, profitant qu’on ne louchât que vers ses seins et ses fesses pour chiper en toute impunité. En somme, Cindy disposait d’une période toute personnelle de soldes, qui couvrait en définitive toute l’année.
Charlotte, elle, ne bénéficiait d’aucun de ces
arguments. Elle s’était donc sagement rabattue sur le rayon des démarques et,
pour moins d’un demi billet de mille, avait pu acquérir la jupette blanche très
classe qu’elle porte en ce moment ainsi qu’un pantalon droit, bleu et
rigoureusement classique, comme les aime sa sœur Justine. Cindy, vexatoire sans
même s’en rendre compte, lui avait fait cadeau d’un mignon ensemble gris
bien plus à la mode de l’année que... ce que Charlotte vient
d’acheter ! Cette dernière n’a pourtant aucune prédilection pour ce genre de ton
mitigé, plus tout à fait noir et pas tout à fait blanc.
Ensuite, vers quatorze heures, comme Cindy criait famine, il avait fallu noyer un hamburger dans un milk-shake. Enfin, après une ultime boutique où il est impensable que Charlotte ne voie pas cette craquante paire de pompes à dix mille balles, Cindy avait commandé un taxi sur son téléphone cellulaire qui, entre parenthèses, n’avait pas cessé de grésiller depuis le début de leur lèche-vitrine et sur lequel son pouce pianotait dès qu’il se libérait de sa farfouille dans les rayons. Dans la voiture, Cindy avait encore tenté de la convaincre d’essayer ensemble toutes ces petites babioles qu’elle venait d’acquérir pour moins que rien... Pour Charlotte, moins que rien, c’était déjà trop. De surcroît, si Cindy s’incrustait chez elle, ou l’inverse, elle aurait encore à subir des remarques sardoniques du genre : « C’est fou comme, sur toi, cette jupette paraît complètement nulle, mon chou... » ; aussi avait-elle inventé n’importe quel prétexte - elle ne savait plus trop lequel à présent - pour que cette blondasse lui lâchât les baskets.
Sa mère ne se trouvait pas à la maison – c’était
dans les normes ! - mais il n’était
pas trop tôt pour que Justine la surprît inopinément en flagrant délire d’une
bouteille de vodka. Avoir subi les commentaires désobligeants de Cindy y
incitait franchement, il faut le dire, sans compter cette damnée canicule des
jours derniers. Ses pieds pataugeaient dans les baskets et le lui faisaient
d’ailleurs bien sentir. C’était à ce moment-là sans doute qu’elle avait abandonné
ses godillots en plein mitan du salon. Il n’y avait personne pour la remettre à
l’ordre et, par ailleurs, personne non plus devant qui parader avec ses
nouveaux achats.
Charlotte n’était plus bonne qu’à se caler dans un
fauteuil, devant la télé’, et, tout en perdant peu à peu le fil conducteur du
scénario débile qui squattait l’écran, elle avait fini par écluser la bouteille
de vodka jusqu’à la lie.
Sa mémoire lui joue décidément un sale tour. A vrai
dire, elle ne se souvient strictement de rien entre cet instant-là précis et le
moment présent. Sans doute tout cela n’est-il qu’un cauchemar dont ce grenier
n’est peut-être que le décor absurde. En réalité, elle roupille tout bonnement
dans le fauteuil. Bientôt, Justine va lui secouer les loques et hochera devant
son nez la bouteille vide de vodka. Charlotte la laissera gesticuler le temps
qu’il faudra, un œil vague scotché sur l’écran et, lorsque Justine éclatera en
sanglots en se plaignant d’avoir à jouer les rôles ingrats du père, de la mère
et de la grande sœur à la fois, tout rentrera dans l’ordre comme par
enchantement.
Le hic, c’est que Justine tarde singulièrement à crever la bulle dont sa sœur cadette est vraisemblablement captive.
Le hic, c’est que Justine tarde singulièrement à crever la bulle dont sa sœur cadette est vraisemblablement captive.
La prisonnière (n’est-ce pas ce qu’elle est à présent ?) s’avance d’un air piteux vers le mur où la porte sera cadenassée à double tour, c’est sûr !
Le battant accepte cependant de pivoter sur des charnières couineuses et se cale de lui-même en bout de course, contre le mur intérieur, avec un claquement sec.
A ses pieds, il n’y a que le vide, une dizaine de mètres au moins, et, devant ses yeux égarés, un paysage vallonné qui s’étend à perte de vue. Déjà à moitié convaincue qu’il ne s’agit pas d’un rêve, elle repère instinctivement ce qui ou qui serait susceptible de la libérer. Il n’y a qu’un clocher minuscule, un bois inquiétant, une route à distance respectable, des champs de blés, de seigle ou d’avoine - peu importe ! , une pelletée de vaches dans un pré, un cheval isolé dans un autre, et, chapeautant le tout, un ciel bleu, pesant, étouffant, bref, rien de quoi ni de qui espérer un quelconque secours.
En s’accrochant fermement aux arêtes intérieures du
mur, sans même oser poser un orteil sur le rebord pourtant plus profond qu’un
avant-bras, Charlotte se hasarde à jeter un coup d’œil vers le bas.
Contre le mur extérieur, sur la gauche, une échelle arrive au niveau de l’embrasure mais elle lui paraît trop éloignée pour être accessible. De toute manière, elle ne s’imagine pas faire le singe sur une échelle à pareille hauteur. A droite, le mur est orbe et, tout en bas, une bâche recouvre quelques stères de bois coupé en longues bûches. Lever les yeux est moins risqué : en avancée au-dessus de sa tête, une poulie rongée de rouille, où ne pend aucune corde, semble bien prête à lui fracasser le crâne.
S’il s’agit d’une blague qu’on lui a faite, songe
Charlotte, incrédule, elle la trouve quelque peu saumâtre. Aussi, pour en avoir
le cœur net, elle se rue sur la trappe qui ne résiste pas davantage que la
porte quand elle tire sur l’anneau faisant office de clenche. L’escalier sombre
qu’elle découvre pourrait être rassurant, mais il ne l’est pas. En calant la
trappe dressée contre le mur, elle s’assure qu’elle ne lui retombera pas dessus
lorsqu’elle descendra les premières marches.
Elle ne voit sur sa droite, en bas, qu’une vague
trouée de lumière. Un sentiment indéfinissable la persuade subitement que tout
cela n’est pas une plaisanterie. Elle se demande ce qui l’effraiera le
plus : ne trouver personne ou tomber nez à nez avec un inconnu ?
Elle suspend son élan, un pied en l’air, et se félicite bientôt de sa prudence car, à l’étage plus bas, un galop lourd est en train de la rejoindre. Instinctivement, elle remonte en hâte, ramène la trappe qui lui claque lourdement sur le bout des doigts. Elle ne peut réprimer un cri de douleur et sent une coulée tiède envahir sa petite culotte.
Elle suspend son élan, un pied en l’air, et se félicite bientôt de sa prudence car, à l’étage plus bas, un galop lourd est en train de la rejoindre. Instinctivement, elle remonte en hâte, ramène la trappe qui lui claque lourdement sur le bout des doigts. Elle ne peut réprimer un cri de douleur et sent une coulée tiède envahir sa petite culotte.
Bah ! En rêvant cette abominable histoire, elle a pissé au lit, voilà tout ! Dès qu’elle rouvrira les yeux, ce sera un matin bien ordinaire. Justine viendra bientôt la secouer et se fâchera parce qu’elle aura fait le lien entre les draps trempés et la bouteille vide de vodka sur la table de nuit. Charlotte reprendra pied dans cette douce réalité en se riant déjà de cette trappe qui lui a mordu les doigts ou de ce trou béant dans le mur qui semblait bien vouloir la happer. Elle se rappellera avoir lu ou entendu quelque part qu’une chute vertigineuse est bien souvent la seule issue pour se libérer d’un rêve trop envahissant. Elle en aura été quitte pour une trouille bleue mais elle se bénira de s’être résolument jetée dans le vide.
Et si tout cela n’est pas un songe ? se dit-elle
subitement, une seconde à peine avant de se lancer par-dessus bord. Haletante,
elle a repoussé violemment la porte au moment ultime. A présent, dos contre le
mur et jambes serrées, Charlotte s’abandonne de tout son soûl car elle n’arrive
plus à contracter aucun muscle de son ventre. La moiteur tiède qui coule au
long de ses jambes semble trop tangible pour ne pas être réelle et elle a beau
se pincer le bras, puis le gras de la cuisse, une joue, rien n’y fait :
cette astuce fallacieuse pour se réveiller n’est qu’une absurdité de plus, comme
son image pitoyable dans le miroir, comme les objets qui l’entourent, comme le
bruit lointain d’une cloche qui, à cette distance, tintinnabule plus faiblement
qu’un grelot.
Personne n’avait réagi à son cri de frayeur et le
cerbère n’est même pas en train de renifler dans les interstices de la trappe.
Ce village est sans doute abandonné et, qui sait ?, l’église ne carillonne
peut-être plus que pour elle seule.
Charlotte est désorientée, dans un monde sourd, muet, absent, un monde fantôme. Qu’en sait-elle si elle a dormi quatre, douze ou vingt-quatre heures d’affilée et quelle importance finalement s’il est maintenant sept ou dix-neuf heures ?
Charlotte regagne le bord du matelas sans trop
savoir que faire, sinon s’essuyer les jambes avec un bout de la couverture
qu’elle a osé ramasser, non sans circonspection. Il n’y a rien dessous,
évidemment. C’est comme ces stupides histoires de gosses : pourquoi le
croquemitaine se cacherait-il sous les lits alors qu’il sait pertinemment que
c’est le premier endroit qu’on inspecte avant d’aller dormir ?
Franchement, la penderie d’une haute armoire serait pour lui une cachette bien
plus confortable, et sans conteste plus surprenante. A-t-on l’idée de vérifier
si quelqu’un se dissimule dans une garde-robe, entre un manteau et une
chemise ? De même, comment imaginer aussi qu’un plaisantin se soit
recroquevillé dans un coffre ?
Elle se relève aussitôt d’un bond, terrifiée
d’avance par ce qu’elle trouvera sous le sommier, et se plaque sur le sol,
ventre à terre, la couverture tendue à bout de bras pour amortir un éventuel
coup de pied ou de poing de l’adversaire. « Je délire… »,
pense-t-elle amèrement en dardant encore un regard soupçonneux en direction du
coffre et de l’armoire. Mais cette dernière baille tranquillement et le coffre
camouflerait à peine le corps d’un enfant.
Apparemment, le seul résultat de son investigation est d’avoir retrouvé sa montre-bracelet, à portée de main sous le lit. Il est exactement dix-neuf heures et trois minutes. En la rattachant au poignet, elle est ravie, à défaut de deviner où on l’a entraînée bien malgré elle, de pouvoir tout au moins se situer dans le temps. Le calcul est simple : cinq heures se sont écoulées depuis qu’elle est sortie du taxi et, pour terminer la vodka, il lui a bien fallu une demi-heure, voire une heure tout au plus. Elle s’est réveillée il y a un gros quart d’heure. C’est donc dans un laps de temps de maximum trois heures quarante-cinq qu’on l’a enlevée et emmenée jusqu’ici.
Justine a déjà dû constater sa disparition, à moins qu’elle suppose la trouver chez Cindy. Dans ce cas, elle attendrait patiemment un coup de fil de sa part et ne commencerait à s’inquiéter que vers neuf heures du soir. Cindy lui certifierait l’avoir déposée chez elle aux environs de quatorze heures. Justine téléphonerait sans doute aux hôpitaux, puis avertirait la police qui ne réagira peut-être pas pour autant avant le lendemain matin. S’affole-t-on encore en effet dès la première frasque ou à la moindre lubie d’une adolescente ?
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Charlotte se réfugie sur le lit, qui
ne vaut pourtant guère mieux qu’un rafiot dans l’océan, mais c’est sur ce
matelas volant qu’elle est tombée dans le sordide et elle espère sans trop y
croire que c’est là qu’elle trouvera le chemin du retour. Il lui suffit
peut-être de s’y rendormir pour que le charme opère à contresens.
Son slip détrempé la gêne et elle
frissonne malgré la maudite canicule qui perdure depuis le début du mois.
Drapée dans la couverture, genoux fléchis sous le menton, talons contre les
fesses et bras enroulés autour des jambes, elle fixe d’un air égaré le bord de
la trappe sous laquelle elle peut tout imaginer.
Il est dix-neuf heures trente-sept,
bientôt trente-huit. Les deux vasistas diffusent une lumière chiche et
couchante. Charlotte ne cherche pas le sommeil et ne parviendrait de toute
manière pas à le trouver. Ce qu’il y a ou non derrière cette porte-miroir de
l’armoire l’obnubile. Enfin, quand elle se décide à franchir les trois ou quatre
mètres qui l’en séparent et que, à peine en a-t-elle touché le bord que le pan
pivote de lui-même, Charlotte découvre une penderie vide, dans laquelle elle
pourrait se tenir debout sous la tringle.
Seulement deux essuies de toilette
soigneusement pliés dans une bassine écaillée y traînent dans l’ombre. C’est
ridicule : il n’y a même pas de robinet d’eau dans ce grenier. Elle
inspecte à nouveau les alentours, persuadée toutefois qu’elle y a déjà tout recensé.
De l’intérieur, au travers du miroir, elle
entrevoit alors le lit sur lequel elle était couchée quelques secondes
auparavant. La couverture roulée en boule et le coussin rouge sont plutôt
criants de vérité. « Un miroir sans tain ! », s’éberlue-t-elle. D’abord
incrédule, elle gamberge déjà sur l’avantage qu’elle pourra bien en tirer. Elle
grimpe sans hésiter dans l’armoire et rabat la porte sur elle. Il y a également
une poignée pour la tirer de l’intérieur.
Le dispositif ne la rassure
guère : si, maintenant, elle a la possibilité de voir sans être vue, sans
doute aussi, à un moment ou un autre, lui rendra-t-on la pareille. Tôt ou tard,
ceux qui la séquestrent lui imposeront leur double jeu : par exemple, tandis
qu’un invité l’entraîne de force dans un coin, un autre a l’occasion de mater
la scène, à discrétion d’elle-même comme du premier. C’est grotesque,
halète-t-elle en se repliant en accordéon sur le plancher de la garde-robe, en
quoi sa petite personne serait-elle susceptible d’éveiller le désir de
vieillards libidineux ? Elle n’est qu’une jeune oie inexpérimentée, pas
bien jolie en vérité - voire moche -, elle n’est pas trop futée non plus mais
jamais elle ne consentira à se soumettre à leurs perversités.
Charlotte soupèse la situation. Quel
intérêt, sensuel ou autre, trouverait-on à une fille aussi tristement
insignifiante qu’elle ? Certainement doit-elle chercher ailleurs la clef
du problème, au-delà des apparences.
La solution n’est peut-être qu’une évidence. D’une seconde à l’autre, Justine va soulever la trappe et pointer le nez. « Bonjour, tu as bien dormi, Charlotte ? », dira-t-elle avec un large sourire, « Comment tu trouves ta nouvelle chambre ? ». Charlotte grimacera une moue dubitative, à seule fin de masquer l’angoisse ridicule qui la tenaille encore. « Bien sûr, », ajoutera Justine en l’embrassant, «… il faut encore tout isoler, tout retaper, tout rafraîchir, acheter de nouveaux meubles, mais l’endroit est sympa, non ? ».
La solution n’est peut-être qu’une évidence. D’une seconde à l’autre, Justine va soulever la trappe et pointer le nez. « Bonjour, tu as bien dormi, Charlotte ? », dira-t-elle avec un large sourire, « Comment tu trouves ta nouvelle chambre ? ». Charlotte grimacera une moue dubitative, à seule fin de masquer l’angoisse ridicule qui la tenaille encore. « Bien sûr, », ajoutera Justine en l’embrassant, «… il faut encore tout isoler, tout retaper, tout rafraîchir, acheter de nouveaux meubles, mais l’endroit est sympa, non ? ».
Elle s’est endormie pendant le trajet,
voilà tout !, et elle ne se souvient plus de rien, ni de leur départ ni de
leur arrivée. Elle ne se rappelle cependant pas que sa mère et sa sœur aient eu
le projet d’acheter une bicoque misérable, de surcroît dans une campagne aussi
morne. Néanmoins, cette éventualité la soulage et la ragaillardit. Elle n’est
donc pas séquestrée par d’ignobles individus et, bientôt, elle visitera cette
maison de fond en comble en se moquant elle-même de ses terreurs.
Charlotte s’extirpe de l’armoire et,
rassurée, se dirige d’un pas résolu vers le trappe. Cette fois, ce maudit
battant résiste. On a dû le verrouiller de dessous, à moins que, en tombant
tout à l’heure, il se soit bêtement gauchi dans l’encadrement, ce dont elle
doute car, par un interstice d’au moins cinq millimètres tout autour, passe un
léger courant d’air, mais elle a beau y coller l’oreille, aucun bruit ne trahit
la présence de sa mère ou de sa soeur. Probablement préparent-elles le repas au
rez-de-chaussée ou sont-elles en train de contempler leur nouveau jardin. Il
lui suffit de jeter un œil par la porte du mur, d’où elle les apercevra sans
doute.
Le vide hallucinant s’étend devant
elle, le clocher bat tranquillement ses huit coups dans le lointain. A ses
pieds, sur le large rebord, il y a la présence aberrante d’un plateau en osier
farci de victuailles. L’échelle est maintenant à sa droite, presque à portée de
main. En tendant le bras, elle pourrait l’atteindre du bout des doigts, mais, à
son avis, même en se couchant pour assurer son propre équilibre, elle ne
parviendrait pas à la faire pivoter légèrement jusqu'à elle, ni à soulever
ensuite une telle masse afin d’en stabiliser les pieds à la verticale sur le
sol. Pourquoi sa mère et sa sœur lui feraient-elles parvenir son souper de
cette manière ridicule ? Même en supposant qu’elles soient toutes deux
ulcérées de l’avoir retrouvée ivre morte, ce n’est pas du tout leur genre de
lui concocter une pareille punition.
L’inventaire de ce qu’on lui propose à
manger confirme d’ailleurs cette évidence : Justine déteste en effet les
pommes du Cap, leur mère n’a jamais emballé non plus des tartines - ni quoi que
ce soit - sous cellophane et elle-même ne reconnait pas du tout le récipient en
plastique blanc dont elle vient de soulever le couvercle avec suspicion.
Charlotte y examine les deux tranches de rôti sur leur lit d’haricots verts.
Quant à l’assortiment de fromages, tout le monde sait pertinemment bien qu’elle
n’y toucherait pas, dût-elle en crever de faim.
Ce n’est ni le moment ni l’endroit de
s’évanouir, gémit-elle, atterrée par cette fichue réalité qui la submerge à
nouveau. Sous son crâne s’accélèrent les pires suppositions qu’elle avait cru
évacuer cinq minutes auparavant.
« La réalité est là, ma petite
Charlotte : tu es bel et bien en cage et on ne te jette pitance que pour
te maintenir en vie ; déjà, on ourdit pis que pendre à ton égard ! »,
croit-elle entendre de la voix même de sa sœur.
En définitive, qui sait si se catapulter dans le vide n’est pas un moindre sort que celui qui l’attend ?
En définitive, qui sait si se catapulter dans le vide n’est pas un moindre sort que celui qui l’attend ?
L’évidence est, d’un côté, qu’elle
se sent incapable de se défenestrer et, d’un autre, qu’elle ne sait comment
anticiper ce qu’elle va devoir endurer. Entre les mains de ses ravisseurs,
qu’est-elle d’autre qu’une poupée qu’on use ou dont on abuse, qu’un jouet à
prendre ou à laisser au gré des humeurs ? Des flashes imprécis - plus
angoissants encore que s’ils étaient explicites - la naufragent comme une
pirogue chahutée dans le courant. Ce qu’on attend d’elle est impensable. C’est
certain : on s’est trompé de marchandise ; on voulait enlever Cindy,
ou sa sœur à la rigueur ; on n’est tombé sur elle que par hasard, par
accident, par défaut.
D’ailleurs, comment réagirait Justine
si elle était à sa place ? « En mangeant… », croit-elle l’entendre
répliquer et, en effet, en dépit de ce qu’il lui arrive, Charlotte est tout bonnement morte de faim. Mais,
lorsqu’elle tend le bras pour s’emparer de l’une des pommes, c’est Cindy qui semble
cette fois chuchoter près de son oreille. « Arrête ! C’est bourré de
barbituriques, ces machins-là ! », lui souffle-t-elle sur un ton bien
peu rassurant. « Pas une pomme, tout de même ! », soliloque
Charlotte à mi-voix. « A quoi ça sert, les seringues, selon
toi ? », insinue encore Cindy, avec l’horrible sourire satisfait de
celle qui est ravie de ne pas se trouver elle-même en pareille situation.
C’est clair que, à sa place, la
blondinette n’en mènerait pas large. Il est facile de l’imaginer en train de se
lamenter, geignant comme une vierge effarouchée et implorant ses geôliers de
l’épargner, de ne lui faire aucun mal. Bien entendu, de telles jérémiades en
auraient excédé plus d’un et il y a gros à parier que, à l’heure actuelle, elle
aurait déjà ramassé une bonne paire de gifles qui l’aurait envoyée sur le lit
comme un torchon. Une lopette, n’est-ce pas ce qui excite particulièrement un
sadique ? C’est sûr : il n’aurait pas manqué de lui sauter dessus et
de la crucifier sauvagement en considérant ses cris d’effrois comme des gémissements
de plaisir. C’est certain : par la suite, Cindy serait le genre de fille à
se cloîtrer jour et nuit dans la garde-robe exiguë comme un monte-charge, en y
reniflant non sans terreur les relents de vieille cire et de moisissure.
Il n’empêche, se dit-elle plus
sérieusement, qu’on pourrait bien profiter de son sommeil pour pénétrer dans le
grenier à son insu, par la trappe ou par cette porte absurde qui ne mène
ridiculement à rien. A-t-on idée de placer une issue plus piégeante encore que
s’il s’agissait d’un mur orbe ?
Dans un premier temps, elle considère
que condamner la première présente peu de difficulté : il suffit de la
caler sous un pied de la commode ou du lit.
Mais Charlotte déchante vite quand
elle essaye de faire glisser l’armoire sur le sol. Certes, le bois grince un
peu en ployant vaguement sur le côté mais il semble que les pattes sont rivées
au plancher par leur poids séculaire. Le lit par contre est moins rétif et il
accepte de parcourir quelques maigres centimètres à la toute première
tentative. De sa vie, elle n’a jamais rencontré un sommier aussi lourd, mais
elle doit bien admettre que changer un lit de place ne fait pas partie de son
quotidien. De son front, lui coulent de longues gouttes qui l’aveuglent et salent
finalement ses lèvres. L’été a débuté sur les chapeaux des roues et la chaleur
est bien partie pour accabler son monde jusqu’à la Toussaint.
Il est passé vingt heures trente quand
elle arrive enfin à poser l’une des pattes métalliques en plein mitan de la
trappe. Vannée, elle s’écroule sur le matelas. Sa sueur s’évapore. Elle a soif,
elle a faim, elle est éreintée, mais elle n’est encore soulagée qu’à
moitié : en effet, comment barricader cette satanée porte en plein mitan
du mur ? Peut-être est-on déjà d’ailleurs en train de grimper sur
l’échelle ; peut-être y a-t-il quelqu’un à mi-hauteur ; peut-être une nuée
de visiteurs vont-ils se ruer sur elle. Cette fois, c’est une suée froide qui
la ravage. Elle croit entendre craquer le bois de l’échelle. Bientôt, un visage
horrible va s’encadrer dans l’embrasure. Ecartelée sur le lit comme une martyre,
Charlotte est incapable de faire le moindre geste.
Elle se sent à point pour un sacrifice
si elle peut toutefois espérer qu’elle jouira ensuite de quelques heures de
répit.
Au cinquième tintement de cloche, rien
ni personne n’a brusquement surgi du ciel ni de nulle part. Elle essaie de se
convaincre que, si on avait eu l’intention de la violer, cela aurait déjà été
fait, assurément. Qu’exige-t-on alors de sa part ? Pourquoi l’a-t-on
enlevée ? Qui a donc envie de se régaler de sa petite personne ?
Peut-être la considère-t-on tout
bonnement comme un joli petit animal exotique, comme un ouistiti, un mainate,
un ara, se persuade-t-elle, juste avant de se lever d’un bond, tirer le plateau
de vivres à l’intérieur et clore ce chapitre en rabattant la porte contre
laquelle, assise à même le sol, elle s’adossera de toute sa cinquantaine de
kilos. « Et tu vas rester ainsi toute la nuit ? », s’entend-t-elle
penser, à moins que ce soit un nouveau coup télépathique de Cindy.
« Oui. », répond-t-elle avec fermeté, « … en attendant une
meilleure idée ! T’en as une autre, toi ? ».
C’est alors que Charlotte constate que
la porte est armée tout bêtement d’un verrou. La rouille l’a rendu rebelle mais
elle en vient à bout après deux ou trois poussées, non sans se meurtrir les
doigts dont les empreintes sont maintenant couleur nicotine. Dans l’élan, elle
en a oublié de rentrer les victuailles. Il lui faut recommencer toute
l’opération : débloquer le verrou, faire pivoter le battant pour l’ouvrir,
ramener le plateau et - qui sait ? - apercevoir au loin un éventuel signe
libérateur.
De fait, sur la route, à une distance
de vingt mètres à peine, un tracteur s’éloigne en toussant. Un nuage sombre jaillit
du pot d’échappement dressé vers le ciel. Dans la cabine semi-ouverte, le
fermier est cramponné à son volant et, à ses côtés, un gamin en culottes
courtes se tient debout, accroché aux montants métalliques de l’habitacle. Il a
le nez en l’air et se tourne vers l’arrière. Charlotte a l’impression que c’est
elle que le moutard est en train de regarder, bouche bée, avec un air d’idiot.
Son premier réflexe est de lui faire
signe, d’hurler, d’expliquer par gestes qu’elle est séquestrée. Mais comment
peut-on mimer qu’on a été enlevée ?
Bien sûr, ils ne sont déjà plus qu’un
mirage lorsque Charlotte s’adosse contre le battant refermé en hâte, les bras
ballants et les jambes en coton. Ses yeux se mouillent de dépit.
Elle pousse le loquet d’un réflexe
rageur. C’est déjà ça : on ne viendra pas la surprendre de ce côté-ci non
plus et, puisque on n’a apparemment pas décidé de l’affamer, elle a le sentiment
de contrôler entretemps un peu mieux la situation.
Elle peut enfin manger à l’aise : somnifères ou pas, on n’a plus
aucune possibilité d’abuser de la situation.
Ce n’est tout de même pas avec une fourchette
ou un couteau en plastique qu’elle aurait pu s’évader ! rumine-t-elle, un
peu humiliée quand elle constate qu’on n’a pas cru utile de mettre des couverts
à sa disposition. Dans quelle intention délibérée l’oblige-t-on à manger du
bout de ses doigts rouillés ? N’est-ce qu’un avilissement de plus, comme
l’absence de point d’eau ou la souillure d’un matelas ?
A la seconde tranche de rôti froid et après mûre gamberge, elle dresse
son funeste bilan. Elle n’est désormais plus qu’un pantin dans les rêts d’un
psychopathe dont le dessein est de l’amoindrir d’abord à seule fin de la rendre
plus coopérative ensuite. Lorsqu’elle aura touché le fond de la honte,
qu’est-ce que cela pourra encore lui faire si on la soumet aux pires
atrocités ? Par avance, un frisson la traverse comme un mauvais augure.
Elle se refuse ne serait-ce qu’à les imaginer.
Le miroir lui renvoie comme une gifle sa mine défaite. Charlotte n’en
mène pas large et son corps encore vierge la dégoûte anticipativement.
Soudain, elle la repère, cette caméra vissée sur le chapiteau de l’armoire,
à peine plus grosse qu’un œil de boeuf. Monte en elle le sentiment horrible
qu’un regard fixe la dénude dans sa plus profonde intimité.
Aussitôt, elle en aperçoit une autre, sur sa gauche, une autre encore
entre deux solives, en compte une quatrième derrière elle, au-dessus de la
porte donnant sur le vide, une cinquième, là-bas à droite, et ainsi de
suite : en fait, il y en a plus d’une dizaine, disposées en cercle autour
d’elle.
Bref, où qu’elle aille dans ce fichu
grenier, elle est inexorablement filmée sous toutes les coutures.
Depuis son arrivée, elle est donc en
permanence sous surveillance. Comment ne les a-t-elle pas remarquées plus
tôt ?
Cernée par les yeux globuleux et toute
entière en suspens, Charlotte calcule à mi-voix - sans doute inconsciemment
pour esquiver un brusque accès de folie - le nombre de cassettes vidéos
nécessaires pour enregistrer une seule petite journée de son quotidien. Le
métrage de la bande l’impressionne, mais moins encore que le coût quotidien
global !
C’est la première fois depuis son arrivée qu’elle se rend véritablement compte de son statut de détenue. Cela devient incontournable, inéluctable. La voilà comme une poupée fragile, soumise à la cruauté d’une gamine joufflue qui s’ingéniera tôt ou tard à lui arracher un tout petit bras avec un ravissement certain, rien qu’un, puis, tant qu’on y est, une petite jambe et, finalement, pourquoi pas sa sale petite bobine ? Disloquée en morceaux sur le plancher, Charlotte ne se voit plus autrement que sous l’apparence d’un vulgaire sujet de fait divers : « Mademoiselle Unetelle, tel âge, disparue du domicile familial depuis tel jour, dont le corps vient d’être retrouvé, à tel endroit, dans un état tel que plusieurs heures ont été nécessaires pour le reconstituer afin que le médecin légiste puisse déterminer les sévices encourus ainsi que la cause réelle du décès… ».
C’est la première fois depuis son arrivée qu’elle se rend véritablement compte de son statut de détenue. Cela devient incontournable, inéluctable. La voilà comme une poupée fragile, soumise à la cruauté d’une gamine joufflue qui s’ingéniera tôt ou tard à lui arracher un tout petit bras avec un ravissement certain, rien qu’un, puis, tant qu’on y est, une petite jambe et, finalement, pourquoi pas sa sale petite bobine ? Disloquée en morceaux sur le plancher, Charlotte ne se voit plus autrement que sous l’apparence d’un vulgaire sujet de fait divers : « Mademoiselle Unetelle, tel âge, disparue du domicile familial depuis tel jour, dont le corps vient d’être retrouvé, à tel endroit, dans un état tel que plusieurs heures ont été nécessaires pour le reconstituer afin que le médecin légiste puisse déterminer les sévices encourus ainsi que la cause réelle du décès… ».
La réalité est parfois plus
terrifiante que la pire des fictions. En fait, il y en a douze caméras exactement,
disposées en un cercle légèrement penché sur l’horizontale, à distance
régulière l’une de l’autre comme les heures d’une horloge. Charlotte pourrait
en atteindre certaines en levant simplement les bras ; pour d’autres, il
lui faudrait grimper sur la chaise. Comment réagirait-on, se dit-elle en
essuyant des larmes du revers de la main, comment réagirait-on si elle en
aveuglait la plupart, par exemple, à l’aide des essuies, et pourquoi pas de son
slip et de ses chaussettes ?
Car, de deux choses l’une : ou bien il s’agit d’une simple affaire de voyeurisme et, en se laissant gentiment reluquer, elle a encore une infime chance d’en sortir vivante, ou bien elle a affaire à une perversité plus complexe qui, quoi qu’elle puisse faire, ne lui laissera aucune planche de salut.
Son dilemme ne l’a pas avancée d’un
pas. Dans un cas comme dans l’autre, elle est totalement à la merci de son
ravisseur, dans les deux cas, arrivera bien un moment où elle sera confrontée à
lui, en chair et en os ! En tous cas, il n’a vraisemblablement pas
installé ce chapelet de caméras dans le seul et unique but de la surveiller.
Charlotte, perdue dans ses pensées,
s’est recroquevillée sur le lit après un instant d’hésitation car elle a
d’abord songé à se réfugier dans l’armoire. Cela n’aurait sans doute d’autre
résultat que d’agacer son ravisseur, a-t-elle pensé ensuite ; elle n’est
pas prête à le provoquer, même si les deux issues sont momentanément condamnées
et la mettent dans une relative sécurité.
La nuit tombe sur ses épaules comme un couperet et la densité des ténèbres souligne à peine les pourtours du mobilier. Enfin, les caméras ne peuvent plus faire leur office. Cette trêve l’apaise, même si sa tête ankylosée la persuade intimement qu’il y avait effectivement une dose de barbiturique dans le rôti. Tout au long de son sommeil agité et en sueur, Charlotte ne s’extirpera d’un cauchemar que pour plonger aussitôt dans un autre, comme on le conçoit parfaitement.
Alors là chapeau.. je me suis tellement fait prendre par la lecture que j'en ai oublié le diner dans le four avec le grill allumé.... le tout en est sorti bien brulé. Je te l'enverrai bien comme prix Goncourt (on y est presque)! Et toi tu me dois un diner.
RépondreSupprimerVite la suite.
Martine
Tu brûles donc de connaitre la suite. Inutile de me mettre sur le grill avant dimanche : je ne piperai mot, même si l'épisode suivant est déjà cuit à point. Je le laisse en réserve sur un plateau... comme on l'apprendra ce week-end ! ;-))
Supprimergénial, la suite est où? vite
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