A son réveil, Charlotte se retrouve dans un grenier inconnu au mobilier minimaliste. Deux tabatières dans le toit, une trappe close sur le plancher et une porte béante dans le mur (sans doute un ancien accès pour empiler la paille et le foin).
Par qui, pourquoi et comment est-elle arrivée là, nul ne le sait, ni ses proches qui la recherchent, ni elle-même, ni même vous, lecteurs !
Cinq journées d'angoisse et de (presque) solitude qu'elle vous fait vivre mot à mot, d'espoir en désillusion, de déboires en révoltes, d'imagination en réalité.
Un huit-clos hallucinant.
... et encore ! Ce n'est que la première saison.

samedi 12 mai 2012

MERCREDI 7 JUILLET ( 3 + 4 )


Par l’un des vasistas ouvert, un tiède rayon de soleil lui frôle les joues et caresse sa gorge. Charlotte se redresse d’un bond, les yeux exorbités. Elle ne se rappelle plus dans quelle position les tabatières se trouvaient le soir précédent. Quelle importance !, essaie-t-elle de se persuader, mais se poser la question, n’est-ce pas un signe que le détail est peut-être moins futile qu’il en paraît ? De fait, que les deux fenêtres aient pu s’ouvrir ou se fermer durant la nuit signifierait tout bonnement qu’on a réussi à pénétrer dans son antre.
Pourtant, le verrou de la porte n’a pas bougé d’un iota et un pied du sommier repose toujours sur la trappe. La question essentielle ne lui semble plus tant de savoir qui mais de comprendre comment et par où on est entré puis ressorti à son insu.

Pour l’heure, l’urgence est ailleurs. Charlotte a un besoin pressant qu’elle ne pourra plus contenir bien longtemps si elle ne trouve pas illico une solution. On a eu le souci d’installer douze caméras dans ce fichu grenier, peste-t-elle dans sa douleur qui la replie comme un fœtus, mais on n’a pas songé un seul instant à prévoir un objet aussi vital qu’une toilette. Sans doute est-ce délibéré, une fois de plus : la réduire à un état quasi animal fait également partie du plan.
Elle pourrait évidemment utiliser la bassine et larguer ensuite le contenu par-dessus bord. A force, pleurniche-t-elle en reniflant, le bassin finira tout de même par empuantir l’atmosphère. Par ailleurs, se torcher le derrière ne sera pas une mince affaire non plus.  
Vue l’urgence et sans tergiverser davantage, Charlotte s’agenouille sur la cuvette improvisée, les chevilles ligotées par son slip, et, les larmes aux yeux, se soulage longuement en assurant son équilibre des deux paumes appuyées sur le sol. Ses intestins gargouillent comme une évacuation d’évier. « C’est à cause de l’alcool, ça ! », la réprimanderait sa sœur, « Bien fait pour toi ! ».
Evidemment, les caméras n’ont pas raté la moindre seconde du désastre. De quoi a-t-elle donc l’air, dans cette position lamentable ? En quoi le spectacle d’un ouistiti en train de déféquer une boue immonde serait-il sexy ?
La suite du scénario n’est guère plus ragoûtante. Après avoir rouvert la porte, elle jette le contenu par dessus bord ainsi qu’elle l’avait concocté. La boue immonde s’éclabousse sur le sol avec le bruit d’une gifle. Ecœurée, elle se sèche l’entre-fesses avec l’un des deux essuies à sa disposition puis frotte consciencieusement l’intérieur de la bassine. La loque souillée valse au dehors et rejoint les excréments dix mètres plus bas. L’odeur âcre persiste néanmoins. La jeune fille a une fameuse envie de vomir.
Une solution lui vient après-coup, comme une illumination. En effet, si elle parvient à coincer la cuvette sur le toit, entre la tabatière et la gouttière, il lui suffira de la vider à chaque fois par la porte et de la planquer là jusqu’au prochain usage. Aussitôt dit, aussitôt fait : elle amène la chaise sous l’un des vasistas, y grimpe, maintient grand ouvert l’abattant grâce à sa barre crantée et glisse sa main libre par la fenêtre. En allongeant le bras, elle palpe la forme des tuiles, l’espèce de mousse qui les borde et, un peu plus bas, atteint enfin du bout des doigts une large gouttière, comme elle l’avait effectivement pensé.


« Tu vois, quand tu le veux ! » s’exclame la voix de sa sœur dans le creux de son oreille. Pas peu fière de son ingéniosité, Charlotte s’inquiète néanmoins : combien de jours encore compte-t-on la séquestrer ? A son avis, un rapt n’aurait aucun sens si c’est pour lui rendre la liberté quelques heures ou quelques jours plus tard, sans avoir profité d’elle, sans rançon, sans aucun bénéfice.
Les caméras, elles, restent définitivement au cœur du problème. Essayer de pénétrer le mental de son ravisseur ne lui sert pas à grand-chose et son empathie ne suffira pas à évaluer si être filmée en permanence représente un objectif dont on pourrait se satisfaire !
Charlotte voudrait néanmoins y croire. Bon gré mal gré, elle essaie de se rassurer en pensant que, même si on est venu cette nuit en catimini pour se jouer d’elle et la déstabiliser avec cette histoire de vasistas ouverts ou fermés, on n’en a cependant pas profité pour abuser de son sommeil léthargique, la violenter ou pire encore.
En définitive, quelle réaction de sa part est-on en train d’attendre? Qu’elle demeure perpétuellement prostrée sur sa couche, éplorée, gémissante ou, au contraire, qu’elle se rebelle, hurle sa rage et tente mille plans d’évasion ? Quel scénario apprécierait-on davantage : l’effeuillage intégral d’une intimité juvénile ou la quotidienneté navrante d’une jeune fille passe-partout ?
Charlotte se perd en conjectures. Jusqu'à nouvel ordre, rester naturelle et être soi-même lui semble la meilleur attitude à adopter. Mais, les yeux plantés dans ceux que lui reflète le miroir, elle se sent bien démunie. Qu’est devenue à présent la nature de la véritable petite Charlotte ?
Elle s’étire comme la corde d’un arc, stressée par l’intérêt qu’on parait tant lui porter. Car elle doit forcément reconnaître que c’est bien elle qui a été enlevée et qui est consignée dans cet infâme grenier. Il n’y a pas eu erreur sur la personne : ce n’est pas par défaut qu’on la mate aujourd’hui en lieu et place de Cindy. Pour peu, elle testerait bien la moralité des caméras par un vulgaire strip-tease, mais elle n’a pas autant de facilité que Cindy à se dévêtir en public. L’aisance de cette dernière à provoquer son monde est innée. Charlotte ne songe même pas à se comparer à elle.
                                                                                                                                                                                                 
C’est à croire que les saloperies de caméras ont décelé ses intentions car les voilà figées, comme bouche bée, dans l’attente d’un événement. Tout ce dont elle est sûre en les scrutant une par une droit dans le blanc de l’oeil, c’est que cette surveillance incessante de ses faits et gestes lui est en définitive plus insupportable qu’un face à face !

Dos au miroir et face à la porte murale, Charlotte se dit qu’elle pourrait les baptiser chacune d’un petit nom, comme le font les aviateurs en référence à leur cadran horaire. Ainsi, « midi » se trouve devant elle, haut perchée au-dessus de la porte. Pour l’atteindre, il lui faudra grimper sur la chaise ou la table. Le plan circulaire s’incline sensiblement au fur et à mesure que l’on s’approche de « neuf heure » ou de « trois heure ». Bref, de trois à neuf, via six heures, elle n’a qu’à se dresser sur la pointe des pieds pour les toucher.
Résolue à agir, n’importe comment s’il le faut, Charlotte ôte sa chaussette gauche pour occulter l’œil de « six heure », vissée sur le chapiteau de l’armoire. La seconde chaussette aveugle « sept heure » et son slip obture aussitôt « cinq heure ». Il lui en reste neuf.
Elle fait un bref inventaire des tissus qu’il lui reste, à part ses propres vêtements : le second essuie de bain lui sera bien utile par la suite et, de même, la couverture peut servir de sari ou de paréo si elle doit se résoudre à utiliser sa blouse ou sa jupe pour d’autres causes ; le coussin, par contre, ne doit pas être cousu bien solidement, aussi pourrait-elle en faire deux ou plusieurs morceaux. Charlotte le déchire violemment de ses bec et ongles. Les crottes de mousse parsèment le plancher, mais elle possède à présent deux carrés qu’elle arbore triomphalement dans le miroir. Malheureusement, les diviser une fois de plus en deux les rendrait inopérants. « Quatre heure » et « huit heure » disparaissent sous la soie rouge.
Plus que sept.
Certes, le dos et le devant de sa chemise en voileraient deux de plus, idem si elle sacrifiait sa jupe. En remisant momentanément la couverture et l’essuie sur « une heure » et « onze heure », il n’y aurait alors plus que « midi » qui lui résisterait. Elle n’aurait décidément pas dû balancer l’autre essuie par-dessus bord !
Car, en dépit de la canicule ambiante, il est hors de question pour elle de se balader dans le plus simple appareil et, subsidiairement, comment résoudra-t-elle ses soucis d’hygiène intime ?
Soit. De quelque façon qu’elle le tournicote dans la tête, le problème n’est pas à son avantage, comme si le moindre détail avait été précautionneusement prévu dans leur story-board. On a pensé à tout. On est peut-être en train de se gausser de sa naïveté à l’autre bout des caméras et on est sans doute quelque peu agacé de ne plus la voir que d’un œil sur deux.

Il est bientôt huit heure trente. Sans doute est-ce la cause qui incite son estomac à couiner. Il n’empêche qu’une pomme ridée, un dernier fagot d’haricots verts, ou encore des bouts de fromages puants ne l’inspirent guère pour un petit déjeuner.
Disons plutôt qu’elle apprécierait volontiers un petit verre d’alcool pour stimuler sa matinée. A défaut, Charlotte mâchonne songeusement un vieux crouton de pain en déambulant à pas mesurés dans l’espace réduit de son repaire.  Le pain est sec et elle ne dispose plus d’une seule goutte de jus. Sans toucher davantage au contenu du plateau, elle y place la cruche vide bien en évidence, fourgue le toutim sur le rebord extérieur et reverrouille la porte en un-deux-trois.
Le bois a travaillé au fil des ans. Entre deux lames, elle peut contempler le clocher. Elle reste ainsi plusieurs minutes, l’œil vissé dans l’interstice, dans l’espoir ridicule qu’elle pourra y découvrir enfin le visage de son ravisseur. « Et pourquoi pas une ravisseuse ? », se questionne-t-elle, puis, avec une logique imparable et bien angoissante : « Et pourquoi pas plusieurs ? ».

Charlotte se noie dans une profonde méditation, assise en tailleur sur le matelas. Puisqu’elle ne parviendra à rendre aveugle qu’une partie seulement des caméras, lesquelles serait-il le plus judicieux d’obturer ? Y a-t-il moyen de juste se réserver un angle mort, où elle pourrait se réfugier, ne serait-ce que pour utiliser le bassin avec un minimum d’intimité ?
D’autre part, est-ce finalement si malin d’occulter les caméras ? Après tout, la seule chose qu’on exige d’elle n’est-elle pas de se laisser filmer sagement ? Car, si d’aventure sa triste banalité ne suffit pas à satisfaire son ravisseur, pourquoi ne la relâcherait-on pas au profit d’une autre proie plus excitante, Cindy par exemple ? Et, puisqu’elle n’a pas l’occasion de voir le visage de son hôte et que, de surcroît, elle est tout à fait incapable de situer le lieu de sa détention, en quoi trouverait-on utile et nécessaire de la réduire au silence ? D’ailleurs, à supposer qu’on la libère, elle est fermement décidée de taire tout détail susceptible de mener l’enquête droit vers son ravisseur. Elle prétendra, par exemple, qu’elle avait besoin d’air, qu’elle a fait une petite fugue pour faire le point, qu’elle a erré pendant tous ces jours en mendiant et en couchant de-ci de-là. On la croirait, de toute évidence, et elle serait juste bonne pour un sermon, sans plus. Certes, conclut-elle à la suite de son raisonnement, elle n’a aucun intérêt à contrecarrer leur plan comme une idiote : cela ne produira pas d’autre résultat que d’agacer, énerver et exaspérer son gardien !

A présent qu’elle croit deviner les retors psychologiques du sombre personnage qui la séquestre, quelle attitude devrait-elle adopter pour lui signaler ses bonnes résolutions ? Faut-il le surprendre par un brusque revirement d’attitude, l’assurer de son entière rémission et faire montre de sa coopération la plus totale ? 
Elle n’a pas grand chose à perdre en tentant une expérience dans le plein champ des sept caméras encore dénudées. « Imagine un instant qu’elles ne sont pas du tout opérationnelles et qu’elles ne l’ont d’ailleurs jamais été ! », ricane une petite voix derrière elle, si réelle qu’elle se retourne d’un bloc vers le miroir. Bien sûr, ce n’est pas Cindy qu’elle y aperçoit, mais l’image qui s’y trouve ressemble toutefois de moins en moins à la sienne. Charlotte ne se reconnaît pas davantage lorsqu’elle voit le reflet d’une jeune fille en train de soulever lentement sa blouse, comme Cindy le ferait sans doute, et de livrer sa frêle poitrine nue aux regards cyclopéens, tous figés mais attentifs selon toute vraisemblance. « Parfait, Lolotte ! Tu fais ça comme une vraie petite pro’ ! », entend-t-elle commenter Cindy, « Mais crois-tu que tirer la langue, c’est encore de ton âge ? ».

Dans la foulée, Charlotte a l’impression que le mutisme résigné de « cinq heure » signifie une demande, une envie, un désir. « T’es bien barrée, mon chou ! », la stimule Cindy dans le creux de l’oreille, si proche que Charlotte croit sentir sur sa joue la chaleur de son haleine, « A présent, il ne te reste plus qu’à te foutre à poil ! ». Cindy semble montrer de plus en plus de velléité pour raisonner à sa place. Charlotte se sent mal à l’aise. Les plans de Cindy sont si souvent foireux !  D’un geste irrépressible, elle récupère sur le champ son slip de la caméra n°5, et le renfile en quatrième vitesse.

Charlotte est sûre que la caméra a légèrement pivoté sur son axe. Somme toute, ce vague sentiment que, entre elle et son ravisseur, il y a maintenant une tentative de communication la soulage. Et si on peut non seulement la voir mais encore l’entendre, qui sait si elle n’obtiendra dorénavant pas tout ce qu’elle est en mesure d’exiger en échange de sa sujétion ?
Ainsi, solliciter par exemple à voix haute un menu bien spécifique – par exemple un blanc de poulet rôti, quelques pommes de terre, de la compote de pommes en suffisance et une bonne bouteille de vin – serait déjà un excellent indicateur. A vrai dire, ce n’est pas son plat favori mais elle a choisi un repas simple dont les ingrédients sont en réserve dans le réfrigérateur de n’importe qui. Si on la satisfait promptement, cela ne peut que signifier deux choses : primo, qu’on ne lui veut aucun mal et, secundo, qu’il y a moyen à présent de négocier. Accessoirement, cela lui prouverait également que les caméras fonctionnent réellement !    
Le silence qui s‘ensuit. A vrai dire, elle ne s’attendait à guère mieux pour l’instant. Il lui suffit sans doute d’attendre patiemment la suite des opérations. 

Charlotte n’a pas été jusqu’à suivre benoîtement les recommandations de Cindy. Elle s’est contentée de s’étendre toute habillée sur le matelas, comme une vestale, les genoux serrés et les bras repliés sur sa poitrine. Elle se surprend à être envahie de pensées troubles qu’elle ne prend pas la peine de refouler davantage pour l’instant. Ainsi, positive-t-elle non sans ambiguïté : lui est-il possible d’envisager cette captivité, non pas comme un enlèvement sordide, mais bien plutôt en tant qu’évènement exceptionnel à tout jamais gravé dans ses mémoires ?

Cindy aspecterait-elle les choses sous cet angle ? Certes, non. Cette blondasse est totalement incapable d’apprécier ce qu’elle n’a pas décidé elle-même et moins encore de tolérer que quiconque émette d’autres suggestions que les siennes. Peut-être même aurait-elle déjà commis l’ineptie de provoquer effrontément leur ravisseur. Et, à présent, Cindy en serait pour ses frais, assurément. Essayer de s’évader par les toits, par exemple, ce serait bien une idée digne de cette folle. Charlotte imagine parfaitement la scène. Cindy serait enfin arrivée au faîte, le ventre noué par la trouille, et la voilà à présent en train de chiouler et d’appeler à l’aide, les jambes en convulsion de part et d’autre de l’arête, avec la chair des cuisses grillées par les tuiles brûlantes, paniquée par le panorama plongeant des alentours, sans plus oser redescendre dans le grenier ni même rejoindre la cheminée pour assurer son assise.
Par procuration, le vertige lui serre la poitrine et sa langue comme ses lèvres sont cartonnées au point qu’elle est bien prête à se vendre corps et âme pour un seul gin-orange bien frais.

Cindy aurait peut-être également eu l’idée de pousser le matelas par-dessus bord. Vu la masse et le poids, avec un peu de chance, il tomberait sans doute droit à la verticale, dix mètres plus bas. Elle n’aurait plus qu’à le suivre d’un bond, en priant qu’il amortisse sa chute. Cindy s’en sortirait peut-être avec une jambe, un bras cassé, ou les deux, mais ne serait-elle pas saine et sauve ? Evidemment, en considérant le pire, si elle se brisait les deux jambes et les deux bras, comment rejoindrait-elle alors le village et, partant, sa liberté ? De toute façon, c’est stupide, s’avoue Charlotte à elle-même en doutant fort qu’elle ose se lancer dans le vide au moment opportun. Et puis, comment pourrait-elle déterminer cet instant crucial où il n’y a plus d’autre alternative qu’une évasion urgente, quels qu’en soient les risques ou le prix à donner ?
Cette éventualité la liquéfie. Non, Charlotte ne veut pas terminer en queue de nouvelle mais à la une d’un roman. Non, elle est trop jeune pour mourir. Oui, elle a envie de vivre encore quelques dizaines d’années. Elle invoque sa sœur, de désespoir : Au secours, Justine ! Ne m’abandonne pas ! Je t’en supplie..., sanglote-t-elle, sans que personne ne s’apitoie sur son sort.


Charlotte ne sait quand elle s’est assoupie, les joues inondées de larmes, mais elle sait comment elle s’est réveillée, les paupières scellées par la chassie et toutes oreilles en branle. Un raclement contre le mur extérieur, au niveau de la porte, vient de précéder un silence bien angoissant. ON est en train d’escalader l’échelle ! Si seulement elle en avait le cran, elle ouvrirait la porte et se pencherait pour découvrir enfin les traits de son gardien.
Pas très malin !, réfléchit-elle en grelottant malgré la canicule. Moins elle en saura, moins elle risquera. Mieux vaut ne jamais voir les traits de son visage, même si elle jure de brouiller délibérément le portrait-robot que la police ne manquera certes pas d’exiger par la suite. Et, pis encore, s’il s’agissait par hasard d’une personne parmi ses connaissances, quel autre choix aurait donc cette dernière que de la faire irrémédiablement passer à trépas ?
Aussi lui laisse-t-elle plus de temps qu’il n’en faut pour redescendre, en comptant mentalement jusqu'à cent comme s’ils jouaient l’un et l’autre à cache-cache. 

Avant même d’ouvrir la porte, Charlotte flaire la présence de la volaille rôtie. Elle a eu très peur et, à présent, elle jubile. ON accepte apparemment le dialogue, De fait, c’est un poulet entier, doré à souhait, encore fumant. Les pommes de terre, quant à elles, sont délicatement persillées et, en trempant un doigt gourmand dans la compote de pomme, elle retrouve le délicieux parfum de cannelle de son enfance. On n’a même pas oublié le vin dont on a rempli une carafe en plastique de la même robe. Une seconde, couleur pastis, contient de l’eau, tout simplement. Quelques serviettes en papier semblent un comble de prévenance et qu’il y ait cette fois une fourchette et un couteau lui redonne confiance en son hôte. Donnerait-on une arme aussi tranchante qu’effilée à une victime que l’on compte trucider par la suite ?

Elle a poussé la table devant la porte béante et posté la chaise à l’opposé pour contempler le ciel bleu uniforme d’un seul coup d’oeil. Le panorama en contrebas, lui, s’étale lourdement, plus figé qu’une carte postale.
Le festin qu’on lui offre la requinque d’avance. Une première goulée de vin à même la carafe l’en convainc. Tant pis s’il est bourré de barbituriques ! Peu importe ce qu’il lui en cuira si tel est le cas et, d’ailleurs, carrée sur la chaise, les jambes campées en angle droit sur le plancher, Charlotte se sent prête à tous les défis.
Par ailleurs, elle est si haut et si loin de tout que peu lui chaut de livrer au monde entier le triste spectacle d’une culotte sale à l’angle de ses cuisses de grenouille ! Et, de toute manière, le village le plus proche, ennuyeux à en mourir, n’est plus qu’un désert de briques et de tuiles juxtaposées qui ceinture un clocher utilement dressé pour dicter l’heure jusqu’à l’éternité.

D’un geste avide, Charlotte arrache plus qu’elle ne défait une patte dont elle attaque aussitôt la chair à pleines dents. L’os mis à nu lui rappelle sa pénible condition, elle y sent un relent de bête morte, elle y voit la funeste décomposition d’un corps. Mais deux ou trois lampées de vin effaceront son phantasme sur le champ. N’empêche que, d’un sentiment de délice, elle est passée en quelques secondes à l’écœurement. Heureusement, une pomme de terre plongée dans la compote lui sera un vrai réconfort, entre doux souvenir d’enfance et réminiscence plus antérieure encore.
Pour peu, elle se sent en vacances à la campagne, un séjour un tantinet forcé, soit !, mais n’y est-elle pas servie en princesse ?, La voilà de surcroît bien loin de ces tâches imbéciles que sont les courses de dernière minute dans les grands magasins, la vaisselle graisseuse, le bac puant du chat qu’il faut traiter à l’eau de javel, ou encore les sacs à ordures à compacter sur le trottoir !
« Tu es soûle, ma vieille… », entend-t-elle de nulle part. C’est évidemment la voix de Justine, mais Charlotte sait que sa sœur a toujours été une jeune fille cérébrale, sérieuse, sans cesse sur la réserve, finalement d’une compagnie peu enthousiasmante ! « Lâche-moi, Justine, s’il te plait ! », maugrée-t-elle, le menton calé sur ses paumes jointes, les coudes vissés sur la table, les jambes étendues en un V plus large qu’une victoire. Arrivée à mi-cruche, son seul désir est de s’étendre sur le lit, de s’imprégner de cette torpeur suave, de s’abandonner à un délire mielleux et, par dessus-tout, de laisser tourner le monde sans elle. « Tu n’as toujours été qu’une petite écervelée ! », rétorque encore Justine, comme une mouchette se noyant dans son verre. Charlotte l’avale cul sec. Elle est bonne à présent pour plonger sur le matelas et s’y noyer jusqu’à plus soif.
Le lit est moelleux et la douce fraîcheur du tissu contre ses cuisses nues éveille en elle une envie indescriptible. Ce n’est pas vraiment désagréable. Les yeux clos, Charlotte cambre instinctivement les reins pour étendre ses membres avec ravissement.

Lorsqu’elle ouvre les paupières, sur les coups de seize heures comme le lui rappelle le carillon dans le lointain - ou quatre heures du matin mais force lui est de convenir que le soleil, de mémoire de jeune fille, n’a jamais encore passé une seule nuit blanche sous ces latitudes -, Charlotte s’aperçoit qu’elle a oublié de refermer et verrouiller la porte avant de s’assoupir.
Sainte horreur car, au beau milieu de la table, la cruche à vin est à nouveau pleine, et bien pleine. C’est cette fois sûr et certain : ON est entré dans son grenier et on n’a pas profité de son état éthylique pour abuser de la situation, à l’identique de l’épisode alambiqué du vasistas fermé ou ouvert pendant la nuit. Tout au moins ne se souvient-elle de rien ni de personne en particulier. Ce n’est pas le vin qui aurait pu produire à ce point la confusion, se dit-elle en aparté, quoique…

… Charlotte vient de remarquer un détail pour le moins insolite.
De fait, l’échelle est appuyée contre le rebord comme une sournoise invitation à descendre. Quel paradoxe : améliorer ses conditions de détention et faciliter en même temps son évasion ! Est-ce un piège ? Voudrait-on la déstabiliser en lui envoyant des messages contradictoires ? Ou bien a-t-on deviné tout bonnement que, handicapée par un vertige irrépressible, elle ne se risquerait jamais au grand jamais à emprunter une échelle ? 
Je n’y arriverai ja-mais !, se persuade Charlotte en posant la main sur le bras réconfortant de la carafe à vin. En tous cas, pas maintenant !, est-elle en train de geindre tandis que « Vas-y, mon chou, vas-y ! », lui serine le spectre de Cindy. Celle-là, elle rigolera moins quand Charlotte sera à ramasser à la petite cuiller, dix mètres plus bas ! « Vas-y, toi ! », réplique-t-elle en lui montrant d’une main peu assurée le chemin de la sortie. Deux goulées de vin plus tard, peut-être a-t-elle à présent, sinon du cœur au ventre, du moins du ventre au cœur.
Campée dans le miroir, Cindy la nargue, les mains sur les hanches, et insinue en silence qu’elle n’aura jamais au grand jamais le cran de franchir le moindre échelon.

A contrario, Charlotte s’accroupit à quatre pattes, l’ouverture béante semble la happer par derrière. Le premier échelon creuse son pied gauche. Elle doit tendre maintenant la jambe droite, affermir les orteils sur la deuxième barre, puis ramener l’autre pied au même niveau. C’est l’horreur !  Rien à quoi s’accrocher les mains et il lui faudra recommencer encore dieu sait combien de fois l’opération avant de pouvoir s'agrafer aux montants de l’échelle. La vinasse l’enhardit mais gâte d’autant ses réflexes.  Au cinquième barreau, elle se rattrape enfin au premier échelon et s’arrime au second de son avant-bras replié sur la poitrine. Les paupières closes, elle essaie d’évaluer mentalement combien de fois encore elle devra opérer cette gymnastique infernale.
Quelques secondes plus bas comme autant de siècles, elle ne rouvre les yeux qu’en sentant un double échelon sous le pied. L’échelle est articulée en plusieurs parties qui s’emboitent et s’empilent, constate Charlotte, comme un diagnostic clinique, tandis qu’un sifflement de vent lui balaie les cheveux et soulève délicatement sa jupe. « Dié dié dié ! » l’alarme sa soeur dont la masse noire tournoie comme un choucas à sa hauteur. Si ON l’épie d’en bas, on se régale à coup sûr de sa culotte qui vient de se coincer entre les fesses. Et hors de question d’utiliser l’une de ses deux mains pour la réajuster ! D’autant plus que, à mis course, l’échelle semble se gondoler sous son poids.  
Cramponnée aux montants, dans l’impossibilité de baisser le museau, moins encore de le relever, elle fixe obstinément les briques à hauteur de ses yeux. Elles se ressemblent toutes. Comme les échelons, du reste, qu’elle descend en aveugle, ses pieds nus à tâtons. Elle a l’impression de faire du sur-place, mais, à nouveau, un double échelon balise son avancée. Loin au-dessus, elle sait que la trouée de sa cellule s’éloigne, cran par cran.
A franchement parler, Charlotte a plus important à faire que le vérifier et, d’ailleurs, alors qu’elle croit n’être arrivée qu’à mi-chemin, le crissement du bois sec sous la plante de ses pieds la paralyse davantage. Qui sait s’il n’y a pas un barreau manquant ? Qui sait si l’un ou l’autre ne va pas se briser en son plein milieu ? Ses jambes flageolent, son cœur se décroche, ses doigts se tétanisent, mais sa mécanique tiendra jusqu'au sol.

Son pied nu effleure enfin une surface plane. Charlotte se rend seulement compte qu’une chute sur ses pavés disjoints lui aurait été mortelle. Elle ne veut ni ne peut retenir quelques sanglots nerveux, la joue appuyée contre cette échelle de bois qu’elle a finalement vaincue, selon elle en dépit du bon sens.
Charlotte enfouit le visage dans le creux de son bras et, comme une chiffe molle, tombe à genoux dans une prière muette. La voilà esclave affranchie mais que faire à présent de ce trop-plein de liberté ? Le mur devant elle demeure imperméable à ses pleurs comme à ses interrogations.
Où aller à présent ? Quelle direction prendre ? Ne risque-t-elle pas de faire mauvaise rencontre sur ces chemins isolés entre champs et pâtures ? Et puis, comment trouver secours dans un village fantôme ?  Dépenaillée comme elle l’est, à pieds nus, en jupe courte, une culotte souillée et des cheveux en mêlée, ne serait-ce pas plutôt elle qu’on prendrait pour une revenante ?

En fait, Charlotte ne veut pas se l’avouer mais un toit pentu, deux vasistas, une trappe et une porte béant sur le vide lui sont devenus finalement très familiers. Quant au lit, à l’armoire, la chaise, la table, au coffre, ils représentent pour elle un strict nécessaire qui ne s’encombre pas de l’inutile. Les caméras, elles, sont en définitive le lien privilégié par lequel elle communique avec son ravisseur dont, par ailleurs, elle a pu apprécier les talents de cuistot. Bref, il y a bien quelques doléances à faire, comme l’absence d’eau, toilette et évier compris, ou encore un matelas plus décent, mais cela viendrait sans doute en son temps pour peu qu’elle en fasse la demande, n’est-ce pas ?
Dans ce grenier, Charlotte a tracé ses marques, ce qu’elle n’a peut-être jamais réussi ailleurs ; dans ce grenier, elle a découvert l’essentiel sans s’encombrer de futilités ; dans ce grenier, elle a connu la sensation sans doute la plus vraie, celle de dominer ses peurs.
Décidément, en quelques heures à peine, Charlotte s’est fameusement institutionnalisée !




Charlotte s’est redressée, l’air décidé, et déjà le genou droit relevé pour en assurer le pied sur le premier échelon.
Elle entame aussitôt l’escalade sans calculer combien de temps il lui faudra pour aboutir en haut. Autour d’elle, tout n’est que silence, chaleur et lumière. Personne ne s’est interposé pour empêcher sa fuite, sinon elle-même. A part un vulgaire cabot, cette habitation isolée semble vide comme un château hanté. Mais, aujourd’hui, Charlotte n’a plus peur des revenants.

Descendue jusqu’au sol sans encombre, elle est remontée aussi sec, comme une balle de jokari !  
Rien n’a changé d’un iota : de la porte béante au miroir de l’armoire, des vasistas aux caméras, et tout à l’avenant. Pour l’heure, sa question est de savoir la cause de son brusque revirement. Qui lui a dicté son comportement ? Elle n’a pourtant pas été envahie par ses petites voix intérieures habituelles ! 
Elle se maudit d’être cyclothymique à un tel point, mais qu’y faire ? Son regard croise celui de la fille qui lui ressemble vaguement, là-bas, de l’autre côté du miroir. Elle non plus n’a pas d’explication !

Charlotte se sent un peu groggy, résultat d’un combat contre soi. Et, lorsqu’elle monte fébrilement sur la chaise afin de récupérer la cuvette par la lucarne, elle tient l’équilibre de justesse, se rattrape à une poutre. Le tournis cesse au bout de quelques secondes. Elle peut enfin tendre le bras et agripper le bord de la bassine.
A nouveau, c’est la honte ! Derrière les caméras, on se délecte, une fois de plus : elle a descendu le slip aux chevilles, relevé sa jupe du bout des doigts, s’est agenouillée, cuisses écartées. De plus, cette fichue vessie n’en finit pas de se vider avec un chuintement plus qu’agaçant. « T’as un joli p’tit cul, mon chou ! », croit-elle entendre dans son dos, alors qu’elle a eu la décence de s’acculer dans un coin. Cindy ferait moins de son nez si on le lui plongeait un tantinet dedans, soliloque Charlotte en se relevant. Le vertige la serre de près.
Elle n’a, ni la force de vider la bassine, ni celle de la remonter sur le toit.
En vacillant, elle ramène la chaise auprès de la table et, songeuse, s’y installe une fois de plus pour contempler au dehors le paysage tristement immuable, sans un seul nuage pour l’animer. Charlotte est perdue en ce bas-monde. On l’a calée devant une maudite carcasse de poulet et une cruche de vin dérisoire, comme devant une télévision : pour l’occuper, pour l’oublier. Personne ne la verra ronger les os en flûtant méthodiquement tout le vin.
Elle tartinerait sa jupe de graisse du bout des doigts que cela ne dégoûterait personne en vis-à-vis. Car il n’y a personne en face d’elle, c’est à peine si on se souvient encore qu’elle a un jour existé. «  Cesse de dire des âneries ! », la vilipende Cindy, en s’imposant à sa table, « Je suis là, non ? ». Le ton est horriblement moqueur, aussi Charlotte écarte-t-elle d’emblée l’apparition du bout des doigts.
Elle retrouve le diaporama figé du village désert vers quoi elle écarte lentement les genoux en faufilant une main indécise entre les cuisses, tandis que l’autre s’arrime aux dernières gouttes de vin comme à une bouée de sauvetage. Elle n’en a cure d’avouer sa défaite : entre elle et Cindy, ce n’est finalement qu’une petite guéguerre ridicule, vaine et inutile, quoique elle ressemble davantage jour après jour à une mise à mort.

Charlotte, méli-mélo en tête, pique du nez sur la carcasse démantibulée du poulet. Elle est fin soûle, prête à toute reddition, soumise et disposée aux pires insanités. Qu’est-ce qu’on attend d’elle, bon sang, en l’enivrant de la sorte ?
Les effets conjugués du vin tiédi et de la canicule ambiante ont exacerbé ses sens mais ont de même anesthésié ses réflexes. Ainsi, lorsque, le regard chaviré, elle se lève tant bien que mal de sa chaise, la voici qui vacille et se sent mollement tomber sur le sol. Elle ne ressent aucune douleur et ce sera en rampant qu’elle atteint le lit pour s’y poser en croix comme sur une berge salvatrice.