A son réveil, Charlotte se retrouve dans un grenier inconnu au mobilier minimaliste. Deux tabatières dans le toit, une trappe close sur le plancher et une porte béante dans le mur (sans doute un ancien accès pour empiler la paille et le foin).
Par qui, pourquoi et comment est-elle arrivée là, nul ne le sait, ni ses proches qui la recherchent, ni elle-même, ni même vous, lecteurs !
Cinq journées d'angoisse et de (presque) solitude qu'elle vous fait vivre mot à mot, d'espoir en désillusion, de déboires en révoltes, d'imagination en réalité.
Un huit-clos hallucinant.
... et encore ! Ce n'est que la première saison.

samedi 19 mai 2012

MERCREDI 7 JUILLET (épisode 4)


Charlotte ne sait quand elle s’est assoupie, les joues inondées de larmes, mais elle sait comment elle s’est réveillée, les paupières scellées par la chassie et toutes oreilles en branle. Un raclement contre le mur extérieur, au niveau de la porte, vient de précéder un silence bien angoissant. ON est en train d’escalader l’échelle ! Si seulement elle en avait le cran, elle ouvrirait la porte et se pencherait pour découvrir enfin les traits de son gardien.
Pas très malin !, réfléchit-elle en grelottant malgré la canicule. Moins elle en saura, moins elle risquera. Mieux vaut ne jamais voir les traits de son visage, même si elle jure de brouiller délibérément le portrait-robot que la police ne manquera certes pas d’exiger par la suite. Et, pis encore, s’il s’agissait par hasard d’une personne parmi ses connaissances, quel autre choix aurait donc cette dernière que de la faire irrémédiablement passer à trépas ?
Aussi lui laisse-t-elle plus de temps qu’il n’en faut pour redescendre, en comptant mentalement jusqu'à cent comme s’ils jouaient l’un et l’autre à cache-cache. 

Avant même d’ouvrir la porte, Charlotte flaire la présence de la volaille rôtie. Elle a eu très peur et, à présent, elle jubile. ON accepte apparemment le dialogue, De fait, c’est un poulet entier, doré à souhait, encore fumant. Les pommes de terre, quant à elles, sont délicatement persillées et, en trempant un doigt gourmand dans la compote de pomme, elle retrouve le délicieux parfum de cannelle de son enfance. On n’a même pas oublié le vin dont on a rempli une carafe en plastique de la même robe. Une seconde, couleur pastis, contient de l’eau, tout simplement. Quelques serviettes en papier semblent un comble de prévenance et qu’il y ait cette fois une fourchette et un couteau lui redonne confiance en son hôte. Donnerait-on une arme aussi tranchante qu’effilée à une victime que l’on compte trucider par la suite ?

Elle a poussé la table devant la porte béante et posté la chaise à l’opposé pour contempler le ciel bleu uniforme d’un seul coup d’oeil. Le panorama en contrebas, lui, s’étale lourdement, plus figé qu’une carte postale.
Le festin qu’on lui offre la requinque d’avance. Une première goulée de vin à même la carafe l’en convainc. Tant pis s’il est bourré de barbituriques ! Peu importe ce qu’il lui en cuira si tel est le cas et, d’ailleurs, carrée sur la chaise, les jambes campées en angle droit sur le plancher, Charlotte se sent prête à tous les défis.
Par ailleurs, elle est si haut et si loin de tout que peu lui chaut de livrer au monde entier le triste spectacle d’une culotte sale à l’angle de ses cuisses de grenouille ! Et, de toute manière, le village le plus proche, ennuyeux à en mourir, n’est plus qu’un désert de briques et de tuiles juxtaposées qui ceinture un clocher utilement dressé pour dicter l’heure jusqu’à l’éternité.

D’un geste avide, Charlotte arrache plus qu’elle ne défait une patte dont elle attaque aussitôt la chair à pleines dents. L’os mis à nu lui rappelle sa pénible condition, elle y sent un relent de bête morte, elle y voit la funeste décomposition d’un corps. Mais deux ou trois lampées de vin effaceront son phantasme sur le champ. N’empêche que, d’un sentiment de délice, elle est passée en quelques secondes à l’écœurement. Heureusement, une pomme de terre plongée dans la compote lui sera un vrai réconfort, entre doux souvenir d’enfance et réminiscence plus antérieure encore.
Pour peu, elle se sent en vacances à la campagne, un séjour un tantinet forcé, soit !, mais n’y est-elle pas servie en princesse ?, La voilà de surcroît bien loin de ces tâches imbéciles que sont les courses de dernière minute dans les grands magasins, la vaisselle graisseuse, le bac puant du chat qu’il faut traiter à l’eau de javel, ou encore les sacs à ordures à compacter sur le trottoir !
« Tu es soûle, ma vieille… », entend-t-elle de nulle part. C’est évidemment la voix de Justine, mais Charlotte sait que sa sœur a toujours été une jeune fille cérébrale, sérieuse, sans cesse sur la réserve, finalement d’une compagnie peu enthousiasmante ! « Lâche-moi, Justine, s’il te plait ! », maugrée-t-elle, le menton calé sur ses paumes jointes, les coudes vissés sur la table, les jambes étendues en un V plus large qu’une victoire. Arrivée à mi-cruche, son seul désir est de s’étendre sur le lit, de s’imprégner de cette torpeur suave, de s’abandonner à un délire mielleux et, par dessus-tout, de laisser tourner le monde sans elle. « Tu n’as toujours été qu’une petite écervelée ! », rétorque encore Justine, comme une mouchette se noyant dans son verre. Charlotte l’avale cul sec. Elle est bonne à présent pour plonger sur le matelas et s’y noyer jusqu’à plus soif.
Le lit est moelleux et la douce fraîcheur du tissu contre ses cuisses nues éveille en elle une envie indescriptible. Ce n’est pas vraiment désagréable. Les yeux clos, Charlotte cambre instinctivement les reins pour étendre ses membres avec ravissement.

Lorsqu’elle ouvre les paupières, sur les coups de seize heures comme le lui rappelle le carillon dans le lointain - ou quatre heures du matin mais force lui est de convenir que le soleil, de mémoire de jeune fille, n’a jamais encore passé une seule nuit blanche sous ces latitudes -, Charlotte s’aperçoit qu’elle a oublié de refermer et verrouiller la porte avant de s’assoupir.
Sainte horreur car, au beau milieu de la table, la cruche à vin est à nouveau pleine, et bien pleine. C’est cette fois sûr et certain : ON est entré dans son grenier et on n’a pas profité de son état éthylique pour abuser de la situation, à l’identique de l’épisode alambiqué du vasistas fermé ou ouvert pendant la nuit. Tout au moins ne se souvient-elle de rien ni de personne en particulier. Ce n’est pas le vin qui aurait pu produire à ce point la confusion, se dit-elle en aparté, quoique…

… Charlotte vient de remarquer un détail pour le moins insolite.
De fait, l’échelle est appuyée contre le rebord comme une sournoise invitation à descendre. Quel paradoxe : améliorer ses conditions de détention et faciliter en même temps son évasion ! Est-ce un piège ? Voudrait-on la déstabiliser en lui envoyant des messages contradictoires ? Ou bien a-t-on deviné tout bonnement que, handicapée par un vertige irrépressible, elle ne se risquerait jamais au grand jamais à emprunter une échelle ? 
Je n’y arriverai ja-mais !, se persuade Charlotte en posant la main sur le bras réconfortant de la carafe à vin. En tous cas, pas maintenant !, est-elle en train de geindre tandis que « Vas-y, mon chou, vas-y ! », lui serine le spectre de Cindy. Celle-là, elle rigolera moins quand Charlotte sera à ramasser à la petite cuiller, dix mètres plus bas ! « Vas-y, toi ! », réplique-t-elle en lui montrant d’une main peu assurée le chemin de la sortie. Deux goulées de vin plus tard, peut-être a-t-elle à présent, sinon du cœur au ventre, du moins du ventre au cœur.
Campée dans le miroir, Cindy la nargue, les mains sur les hanches, et insinue en silence qu’elle n’aura jamais au grand jamais le cran de franchir le moindre échelon.

A contrario, Charlotte s’accroupit à quatre pattes, l’ouverture béante semble la happer par derrière. Le premier échelon creuse son pied gauche. Elle doit tendre maintenant la jambe droite, affermir les orteils sur la deuxième barre, puis ramener l’autre pied au même niveau. C’est l’horreur !  Rien à quoi s’accrocher les mains et il lui faudra recommencer encore dieu sait combien de fois l’opération avant de pouvoir s'agrafer aux montants de l’échelle. La vinasse l’enhardit mais gâte d’autant ses réflexes.  Au cinquième barreau, elle se rattrape enfin au premier échelon et s’arrime au second de son avant-bras replié sur la poitrine. Les paupières closes, elle essaie d’évaluer mentalement combien de fois encore elle devra opérer cette gymnastique infernale.
Quelques secondes plus bas comme autant de siècles, elle ne rouvre les yeux qu’en sentant un double échelon sous le pied. L’échelle est articulée en plusieurs parties qui s’emboitent et s’empilent, constate Charlotte, comme un diagnostic clinique, tandis qu’un sifflement de vent lui balaie les cheveux et soulève délicatement sa jupe. « Dié dié dié ! » l’alarme sa soeur dont la masse noire tournoie comme un choucas à sa hauteur. Si ON l’épie d’en bas, on se régale à coup sûr de sa culotte qui vient de se coincer entre les fesses. Et hors de question d’utiliser l’une de ses deux mains pour la réajuster ! D’autant plus que, à mis course, l’échelle semble se gondoler sous son poids.  
Cramponnée aux montants, dans l’impossibilité de baisser le museau, moins encore de le relever, elle fixe obstinément les briques à hauteur de ses yeux. Elles se ressemblent toutes. Comme les échelons, du reste, qu’elle descend en aveugle, ses pieds nus à tâtons. Elle a l’impression de faire du sur-place, mais, à nouveau, un double échelon balise son avancée. Loin au-dessus, elle sait que la trouée de sa cellule s’éloigne, cran par cran.
A franchement parler, Charlotte a plus important à faire que le vérifier et, d’ailleurs, alors qu’elle croit n’être arrivée qu’à mi-chemin, le crissement du bois sec sous la plante de ses pieds la paralyse davantage. Qui sait s’il n’y a pas un barreau manquant ? Qui sait si l’un ou l’autre ne va pas se briser en son plein milieu ? Ses jambes flageolent, son cœur se décroche, ses doigts se tétanisent, mais sa mécanique tiendra jusqu'au sol.

Son pied nu effleure enfin une surface plane. Charlotte se rend seulement compte qu’une chute sur ses pavés disjoints lui aurait été mortelle. Elle ne veut ni ne peut retenir quelques sanglots nerveux, la joue appuyée contre cette échelle de bois qu’elle a finalement vaincue, selon elle en dépit du bon sens.
Charlotte enfouit le visage dans le creux de son bras et, comme une chiffe molle, tombe à genoux dans une prière muette. La voilà esclave affranchie mais que faire à présent de ce trop-plein de liberté ? Le mur devant elle demeure imperméable à ses pleurs comme à ses interrogations.
Où aller à présent ? Quelle direction prendre ? Ne risque-t-elle pas de faire mauvaise rencontre sur ces chemins isolés entre champs et pâtures ? Et puis, comment trouver secours dans un village fantôme ?  Dépenaillée comme elle l’est, à pieds nus, en jupe courte, une culotte souillée et des cheveux en mêlée, ne serait-ce pas plutôt elle qu’on prendrait pour une revenante ?

En fait, Charlotte ne veut pas se l’avouer mais un toit pentu, deux vasistas, une trappe et une porte béant sur le vide lui sont devenus finalement très familiers. Quant au lit, à l’armoire, la chaise, la table, au coffre, ils représentent pour elle un strict nécessaire qui ne s’encombre pas de l’inutile. Les caméras, elles, sont en définitive le lien privilégié par lequel elle communique avec son ravisseur dont, par ailleurs, elle a pu apprécier les talents de cuistot. Bref, il y a bien quelques doléances à faire, comme l’absence d’eau, toilette et évier compris, ou encore un matelas plus décent, mais cela viendrait sans doute en son temps pour peu qu’elle en fasse la demande, n’est-ce pas ?
Dans ce grenier, Charlotte a tracé ses marques, ce qu’elle n’a peut-être jamais réussi ailleurs ; dans ce grenier, elle a découvert l’essentiel sans s’encombrer de futilités ; dans ce grenier, elle a connu la sensation sans doute la plus vraie, celle de dominer ses peurs.
Décidément, en quelques heures à peine, Charlotte s’est fameusement institutionnalisée !




Charlotte s’est redressée, l’air décidé, et déjà le genou droit relevé pour en assurer le pied sur le premier échelon.
Elle entame aussitôt l’escalade sans calculer combien de temps il lui faudra pour aboutir en haut. Autour d’elle, tout n’est que silence, chaleur et lumière. Personne ne s’est interposé pour empêcher sa fuite, sinon elle-même. A part un vulgaire cabot, cette habitation isolée semble vide comme un château hanté. Mais, aujourd’hui, Charlotte n’a plus peur des revenants.

Descendue jusqu’au sol sans encombre, elle est remontée aussi sec, comme une balle de jokari !  
Rien n’a changé d’un iota : de la porte béante au miroir de l’armoire, des vasistas aux caméras, et tout à l’avenant. Pour l’heure, sa question est de savoir la cause de son brusque revirement. Qui lui a dicté son comportement ? Elle n’a pourtant pas été envahie par ses petites voix intérieures habituelles ! 
Elle se maudit d’être cyclothymique à un tel point, mais qu’y faire ? Son regard croise celui de la fille qui lui ressemble vaguement, là-bas, de l’autre côté du miroir. Elle non plus n’a pas d’explication !

Charlotte se sent un peu groggy, résultat d’un combat contre soi. Et, lorsqu’elle monte fébrilement sur la chaise afin de récupérer la cuvette par la lucarne, elle tient l’équilibre de justesse, se rattrape à une poutre. Le tournis cesse au bout de quelques secondes. Elle peut enfin tendre le bras et agripper le bord de la bassine.
A nouveau, c’est la honte ! Derrière les caméras, on se délecte, une fois de plus : elle a descendu le slip aux chevilles, relevé sa jupe du bout des doigts, s’est agenouillée, cuisses écartées. De plus, cette fichue vessie n’en finit pas de se vider avec un chuintement plus qu’agaçant. « T’as un joli p’tit cul, mon chou ! », croit-elle entendre dans son dos, alors qu’elle a eu la décence de s’acculer dans un coin. Cindy ferait moins de son nez si on le lui plongeait un tantinet dedans, soliloque Charlotte en se relevant. Le vertige la serre de près.
Elle n’a, ni la force de vider la bassine, ni celle de la remonter sur le toit.
En vacillant, elle ramène la chaise auprès de la table et, songeuse, s’y installe une fois de plus pour contempler au dehors le paysage tristement immuable, sans un seul nuage pour l’animer. Charlotte est perdue en ce bas-monde. On l’a calée devant une maudite carcasse de poulet et une cruche de vin dérisoire, comme devant une télévision : pour l’occuper, pour l’oublier. Personne ne la verra ronger les os en flûtant méthodiquement tout le vin.
Elle tartinerait sa jupe de graisse du bout des doigts que cela ne dégoûterait personne en vis-à-vis. Car il n’y a personne en face d’elle, c’est à peine si on se souvient encore qu’elle a un jour existé. «  Cesse de dire des âneries ! », la vilipende Cindy, en s’imposant à sa table, « Je suis là, non ? ». Le ton est horriblement moqueur, aussi Charlotte écarte-t-elle d’emblée l’apparition du bout des doigts.
Elle retrouve le diaporama figé du village désert vers quoi elle écarte lentement les genoux en faufilant une main indécise entre les cuisses, tandis que l’autre s’arrime aux dernières gouttes de vin comme à une bouée de sauvetage. Elle n’en a cure d’avouer sa défaite : entre elle et Cindy, ce n’est finalement qu’une petite guéguerre ridicule, vaine et inutile, quoique elle ressemble davantage jour après jour à une mise à mort.

Charlotte, méli-mélo en tête, pique du nez sur la carcasse démantibulée du poulet. Elle est fin soûle, prête à toute reddition, soumise et disposée aux pires insanités. Qu’est-ce qu’on attend d’elle, bon sang, en l’enivrant de la sorte ?
Les effets conjugués du vin tiédi et de la canicule ambiante ont exacerbé ses sens mais ont de même anesthésié ses réflexes. Ainsi, lorsque, le regard chaviré, elle se lève tant bien que mal de sa chaise, la voici qui vacille et se sent mollement tomber sur le sol. Elle ne ressent aucune douleur et ce sera en rampant qu’elle atteint le lit pour s’y poser en croix comme sur une berge salvatrice.