A son réveil, Charlotte se retrouve dans un grenier inconnu au mobilier minimaliste. Deux tabatières dans le toit, une trappe close sur le plancher et une porte béante dans le mur (sans doute un ancien accès pour empiler la paille et le foin).
Par qui, pourquoi et comment est-elle arrivée là, nul ne le sait, ni ses proches qui la recherchent, ni elle-même, ni même vous, lecteurs !
Cinq journées d'angoisse et de (presque) solitude qu'elle vous fait vivre mot à mot, d'espoir en désillusion, de déboires en révoltes, d'imagination en réalité.
Un huit-clos hallucinant.
... et encore ! Ce n'est que la première saison.

samedi 2 juin 2012

JEUDI 8 JUILLET (épisode 6)



Sur sa gauche et devant elle, ce ne sont que champs, arbres et fils barbelés. La luminosité est aigue, le soleil lui coule du métal dans les yeux. Il n’est pourtant qu’onze heures vingt du matin. A sa droite, le clocher de l’église la nargue, à deux ou trois kilomètres, guère plus. La pierre bleue du seuil est cuisante sous ses pieds nus.
Charlotte s’arrache de là en resserrant l’imper jaune autour de sa taille. « Un champion fait cent mètres en moins de dix secondes… Donc un kilomètre par minute quarante ! », déduit-elle en cinquième vitesse. Essoufflée comme elle l’est après le stress qu’elle vient de subir, il lui en faudra le double, sinon plus. N’empêche que, si rien ne vient freiner sa trotte, elle sera en sécurité pour midi, c’est certain. Bref, Charlotte se dit qu’elle n’a jamais aussi rapidement compté, mais il est vrai que sa survie n’a jamais été l’enjeu d’un test d’arithmétique.



A qui va-t-elle raconter son histoire ? Au boulanger, à l’épicière, aux habitués d’un bistroquet ? De quoi aura-t-elle l’air, nue sous son ciré jaune, à leur débiter une histoire invraisemblable ? Peut-être tombera-t-elle en plein mitan d’une partie de pétanque ! On la regardera de travers, elle n’osera pas ouvrir le bec. Chez qui parmi ces villageois, chez qui rencontrer de l’empathie? Un curé, peut-être ? L’église lui doit bien cela, elle qui égrène les heures depuis deux jours en parfaite communion avec son clocher. 
Encore faudrait-il qu’on la croie ! Peut-être même que son ravisseur sera l’un des joueurs de boules. Il éclatera de rire comme si ce qu’elle venait de dire était énorme. Et toute l’assistance d’être incrédule, de la fusiller sur place, de reprendre leur partie là où elle les avait interrompus.
Qui sait ? Tout le village est peut-être complice.
A moins qu’il ne soit désert, c’est dans l’ordre du possible. En quel cas, elle imagine déjà son ravisseur ratissant méthodiquement chaque rue, chaque place, chaque maison abandonnée, pour la retrouver.
Sous ses foulées crisse la pierraille et volète la poussière. Ses lèvres sont blanches et sèches comme du bristol. Charlotte n’a pas parcouru cent mètres que, déjà, elle dégouline sous le plastique collé à sa peau nue.
Elle n’avancera d’ailleurs pas davantage. Car, dans son calcul, elle n’a pas tenu compte d’un paramètre : le facteur grain de sable qui peut tout faire capoter.
Et, de fait, Charlotte a oublié que les chiens de berger n’aiment jamais au grand jamais que l’on galope inconsidérément devant eux ; à leurs yeux, cela doit sans doute faire désordre dans une meute et à fortiori pour un troupeau.
Bref, l’imbécile de chien s’est jeté entre ses jambes.
Dans sa course, Charlotte a valdingué par-dessus lui.


Sans doute a-t-elle dû sombrer sur place, assommée, choquée, inconsciente. Toujours est-il que, en rouvrant les yeux bien des siècles plus tard, elle se retrouve nez à nez avec Cindy, accroupie auprès d’elle et la scrutant de pied en cap comme si c’était la première fois. « Pauvre, pauvre petite Charlotte ! », l’entend-t-elle geindre d’une voix bizarre, tandis que l’abominable cabot est en train de gratter le sol en agitant oreilles et truffe en tous sens. « Vilain, vilain chien ! », admoneste encore Cindy, mains tendues en guise d’aide. Charlotte refuse de prendre les doigts qu’on lui tend et se relève seule, croisant sur son corps meurtri les pans de l’imperméable comme une cuirasse. Mais tout se met soudain à tournoyer dans sa tête et elle n’a pas d’autre choix que de se cramponner au poignet de Cindy. Celle-ci s’est redressée en même temps et la serre à présent dans ses bras avec une condescendance crasse. Charlotte se sent physiquement incapable de rejeter ce fallacieux instant de tendresse. Elle s’y abandonne à contrecœur et ne comprend rien de ce que la traîtresse lui souffle mielleusement dans l’oreille.
Comme un zombie, elle lui obéit, paupières closes car, lorsqu’elle fait mine de les rouvrir, elle se retrouve sur un manège de chevaux de bois.
Cindy a de toute évidence changé de parfum. Celui-ci, plus fruité, ne convient pas du tout à son personnage, pense Charlotte en se laissant conduire par la jeune fille qui la maintient fermement, le bras passé autour de sa taille. Et si ce n’était pas Cindy, en définitive ?


Charlotte ne se rappelle pas comment elles ont réussi à monter l’escalier. En tous cas, elle est à présent allongée sur un lit et retrouve autour d’elle l’inexorable décor du grenier ainsi que l’odeur âcre et caractéristique de son bon vieux matelas. La revoilà au point de départ : sa seconde et peut-être dernière tentative d’évasion a donc avorté !
De surcroît, quand elle veut jeter un coup d’œil à sa montre-bracelet, son bras gauche ne lui obéit qu’au prix d’une douleur inattendue. De même, son autre coude lui fait bien mal et, en essayant de se lever pour ôter cette saleté d’imperméable qui la fait tant suer, un élancement dans le genou gauche lui a arraché une grimace. Deux bandes de sparadrap en croix maintiennent un triple ou quadruple carré de gaze. En plus, ON s’est permis de la soigner !
Ses nerfs vont craquer sous peu, c’est sûr et certain.
Incapable de se contenir, elle pleure de tout son saoul, hoquetant et beuglant comme un cochon que l’on saigne. Finalement, elle s’est endormie dans son eau, gémissant et reniflant sur son pitoyable radeau de fortune.


Bien entendu, les cauchemars n’ont pas manqué d’affluer tout au long de son sommeil, aussi a-t-elle considéré dans un premier temps comme une bénédiction la cloche de l’église qui lui pilonne les tympans. Il est dix-sept heures pile et elle émerge de sa sieste forcée avec les yeux gonflés, un nez encombré et le corps endolori. Triste bilan, mais elle se sent paradoxalement en moins piteux état que tout à l’heure. Manger un bout et vider une bouteille de vin lui conviendrait d’ailleurs parfaitement pour lui remonter le moral. Finalement, se dit-elle avec un curieux optimisme, on ne l’a encore ni violée, ni tuée et, sans ce satané cabot, elle serait peut-être à l’heure actuelle sur le chemin du retour, encadrée par la police et entourée de gens prévenants.

Charlotte s’est laissé aller encore un temps à son évocation lyrique avant d’ouvrir résolument les yeux. Un premier regard sur la table la replonge aussitôt dans son marasme. En effet, elle se rappelle que les restes de son repas d’hier ont disparu corps et biens, de même que maintenant les deux carafons, mais que rien ne les remplace, strictement rien, comme si on l’avait carrément oubliée (comment le peut-on, avec ce qu’il s’est passé ?), comme si on avait décrété que le jeudi était jour de jeûne (mais quelle religion a jour sacré le jeudi ?), comme si on la punissait d’avoir tenté de s’évader (n’est-ce déjà amplement suffisant d’avoir bêtement raté sa sortie ?) ou comme si on avait décidé de la laisser en définitive mourir de faim et de soif (quel intérêt aurait-on par ailleurs de l’avoir enlevée pour rien ?).


Elle ne sait trop quoi penser et, dans sa détresse du moment, sent confusément sa raison vaciller. « Reprends-toi, mon chou ! » croit-elle entendre Cindy chuchoter dans sa tête, « Calme... calme ! Ce n’est qu’un cauchemar, un de plus ! ». Cindy a sans doute raison. En fait, Charlotte croit être réveillée mais ce n’est pas le cas. Il lui suffit de serrer intensément les paupières, de les rouvrir d’un seul coup et, d’ici quelques instants, la réalité va basculer inéluctablement.  Elle trouvera assurément un plateau bien fourni et une cruche de vin pleine à ras-bord.


C’est une nuit avec bien peu de lune pour être honnête. Charlotte se dresse sur son séant, mortifiée. Les doigts qui viennent de se poser sur sa cuisse sont bien trop réels pour n’être qu’une hallucination. Dans cette purée de lentilles, elle distingue à peine une masse informe dont une tache pâle ne peut être qu’un visage. La main insiste, glisse à présent sur sa hanche. Le geste est possessif, masculin. Il ne peut s’agir que d’un homme, vraisemblablement son ravisseur.
La confrontation semble donc être venue.
La meilleure attitude à adopter, sans doute, est d’obéir, se dit Charlotte en frissonnant, mais certes pas de désir. Ses yeux aveugles tentent en vain de percevoir un peu d’humanité dans cette face blafarde et sans traits. Elle ne sait que faire de ces mains qui l’envahissent, elle invoque Cindy, Cindy qui n’est jamais là où on en a le plus besoin. La douleur qui s’élance au long de son bras gauche lui arrache un bref gémissement.
Charlotte s’imagine la scène comme si elle n’en faisait partie que par procuration. C’est maintenant Cindy sur laquelle papillonne l’inconnu, Cindy qui entame un gémissement d’animal blessé. Ce crâne qui oscille de gauche à droite, ses propres mains qui battent le vide, cette respiration qui devient saccadée, ce sont cependant bien les siens. Elle n’a pas mal comme elle aurait pu le croire, sinon au genou éraflé que l’homme à empaumé pour y prendre appui. Cela dure, dure, c’est la plus longue seconde de sa vie.
Subitement, l’homme s’évanouit sur elle, semblable à un vent retors. Charlotte profite de cette soudaine fragilité pour repousser le corps inerte vers où il était venu, hors du lit, de loin dans la nuit.


Mais c’est plutôt elle qui est tombée du matelas, de tout son long sur son coude meurtri. La douleur éclate à lui noyer les yeux. « Connard de cabot ! », pleurniche-t-elle en se frottant le genou qui n’en vaut pas mieux. Elle a rêvé sans doute, c’est un réel cauchemar.
Il fait effectivement noir d’encre et, comme à l’ordinaire depuis des semaines, la chaleur torride l’étrangle à en mourir. Mais il n’y a par contre personne d’autre qu’elle dans le grenier. A moins que… Non, pas cette gamine tout de même !


Charlotte parvient à se remettre debout en bien plus de temps qu’il ne faut pour le dire. D’horribles picotements au genou et des lancements dans le bras, rythmés par les battements de son cœur, lui arrachent de nouveaux soupirs.
Elle ne sait par où aller précisément et esquisse clopin-clopant quelques pas, en évitant de s’achopper aux quelques meubles. Elle essaie de rejoindre un mur afin de se repérer dans cette nuit anthracite.
Après quelques pas de côté, Charlotte devine contre la peau nue de son dos les reliefs d’une porte. Soudain, ses mollets se heurtent à dieu sait quoi et elle tombe en arrière en songeant avec effroi à l’ouverture béante et les dix mètres en contrebas.
A coup sûr, elle va s’y fracasser en beauté. Tout sera fini, tout sera terminé, on aura réussi à l’achever. Sa tête heurte violemment un pan de mur qui résonne heureusement comme du bois. Ses tripes se retournent mais la chute est brève. Son cerveau se décolle du crâne mais elle n’est pas morte. Disons qu’elle s’est bêtement cassé la figure dans l’armoire. A nouveau, elle se remet péniblement sur pieds, salement contusionnée, en proie à mille maux et plus endommagée qu’auparavant.


Côté positif, elle situe à présent l’emplacement de l’armoire. Dans sa cécité nocturne, la topologie du grenier s’organise autour de cette seule référence. Bon sang, elle la connait de mémoire, cette piaule, elle est capable de s’y promener du bout des doigts. 
A pas mesurés, elle rejoint la table. La chaise n’est pas bien loin. Normalement, cette dernière est à l’opposé de la porte béante mais elle n’a pas le cœur d’aller le vérifier. Est-elle close, du reste ? « Assieds-toi, bon sang ! », lui ordonne Justine, « Tu me donnes le tournis ! ». C’est vrai que Charlotte a la singulière habitude de tourner en rond quand quelque chose la turlupine.
Là, elle cumule : l’estomac dans les talons, un tas d’ecchymoses sur le corps, un bras douloureux, le cerveau en désordre. La petite voix ne reste pas en carafe. « Viens là ! », dit-elle tendrement, « Nous allons prendre un petit-déjeuner tranquille, rien qu’à nous deux ! ». Que cache cette subite complicité de sa sœur ? Néanmoins, elle se pose sur la chaise, Justine est sans doute devant elle, dos collé à la porte dans le mur. Charlotte passe la main sur la table, sans rien y voir, des fois qu’ON ait pensé à elle. Elle rencontre ce qui ressemble à une assiette. A droite de l’assiette, elle touche la forme d’une fourchette. « Je n’ai pas faim ! », surenchérit le spectre face à elle, « Mais vas-y, toi, mange ! Mange et raconte-moi… ».


Ce qu’elle porte à la bouche est plutôt fade : c’est une salade de riz pâteux et de légumes crus. Elle a peine à reconnaître du poivron et du concombre sans doute, du soya et de la tomate peut-être, de l’oignon et du thon, ça c’est sûr. A vrai dire, ce n’est pas délicieux, un peu pâtée pour chien. En outre, les élancements dans le bras gauche et au genou lui coupent l’appétit. Elle n’a pas le cœur à parler non plus et, de toute façon, sa sœur a disparu, elle ne sait comment, ni où, ni quand.
A l’aveuglette, elle trouve les cruches jumelles qu’elle soupèse l’une après l’autre pour constater avec plaisir qu’elles sont pleines. Elle les renifle, les compare. Sous cette canicule, le vin est un brin trop chambré mais il a le don de la soulager après quelques lampées seulement. En effet, quand elle allonge les jambes sous la table, le genou engourdi ne semble pas réagir et son bras ankylosé parait tranquille pour le moment. Elle évite toutefois de s’appuyer sur son coude comme à son habitude.


A défaut de savoir où elle est détenue, elle aimerait tout au moins se situer dans le temps. Dans la nuit, sa montre est tristement inutile sur son poignet. Comme pour répondre à sa demande, le clocher se décide enfin à faire acte de présence. Au onzième et dernier coup de cloche, un rapide calcul lui résume que cela fait à présent plus de cinquante heures qu’elle n’a plus donné signe de vie à Justine, ni à n’importe qui.


Est-ce suffisant pour diffuser un avis de recherche dans tous le pays ? Peut-être a-t-on opté pour la thèse de la fugue, mais l’enquête a-t-elle seulement débuté ?
A coup sûr, Justine ne manquerait pas de nier cette hypothèse stupide. « Charlotte ? Faire une fugue ? Vous n’y pensez pas ! », s’étonnerait-elle à corps et à cris, « Ma sœur n’est certainement pas aussi imprévisible que son amie Cindy ! ». Entre elles-deux, cela n’a jamais été le grand amour, mais Cindy serait sans doute présente pour appuyer ses dires. 
Et qui supposerait un seul instant que Cindy  soit impliquée dans ce coup-là ? Cette garce est assez adroite pour masquer son double-jeu. « Je te l’ai toujours dit, Charlotte ! Cette fille exerce une bien mauvaise influence sur toi ! », lui disait d’ailleurs toujours Justine. 
« Tiens ! Tu es revenue, toi ? », s’étonne Charlotte en frappant l’air en face d’elle du plat de la main. Deux lumerottes s’échappent de ses doigts. La porte dans le mur était tout ce temps grande ouverte. C’est la maison la plus proche qui vient d’illuminer deux fenêtres dans le lointain, sans doute quelqu’un qui souffre d’insomnie !


Elle gamberge et finit par conclure. En définitive, il lui semble totalement improbable qu’on arrive jusqu’à elle pour la délivrer. Le cœur lourd, elle ferme les yeux qui ne lui servent à rien à cette heure et elle s’endort sur la chaise, le nez penché sur son assiette vide.