A son réveil, Charlotte se retrouve dans un grenier inconnu au mobilier minimaliste. Deux tabatières dans le toit, une trappe close sur le plancher et une porte béante dans le mur (sans doute un ancien accès pour empiler la paille et le foin).
Par qui, pourquoi et comment est-elle arrivée là, nul ne le sait, ni ses proches qui la recherchent, ni elle-même, ni même vous, lecteurs !
Cinq journées d'angoisse et de (presque) solitude qu'elle vous fait vivre mot à mot, d'espoir en désillusion, de déboires en révoltes, d'imagination en réalité.
Un huit-clos hallucinant.
... et encore ! Ce n'est que la première saison.

vendredi 6 juillet 2012

FIN de la Saison 1

Fin de la Saison 1 ! Faim d'une seconde ?

Elle est en cours sur
Canicule d'une jeune fille (saison 2)



Août 1999. De retour chez elle, Charlotte doit faire face à l’incrédulité de son entourage. En effet, beaucoup mettent en doute la véracité de son aventure. Aussi, Charlotte est-elle tenue de rédiger le récit complet de ses journées de captivité (la première saison du récit). Néanmoins, entre ses entretiens avec son psy’ et le coaching de son travail d’écriture, sa vie est redevenue des plus quotidiennes.
Un soir cependant, elle rencontre chez Cindy un ami de la famille, Max, qu'elle croit reconnaître. Dans sa tête, tout se bouscule, et elle en vient à imaginer que tout ce petit monde est impliqué de près ou de loin dans son enlèvement de juillet. Sa réaction sera torride, caniculaire comme on ne s’en serait jamais douté !

Avertissement ! Cette seconde saison de « Canicule d’une jeune fille » évolue lentement vers une apothéose dramatique, entre fantasme et réalité. La violence qui s’en dégage m’incite d’ailleurs à mettre en garde les âmes sensibles et les mineurs d’âge : ceci n’est finalement qu’un psychothriller !
ller...





...Entretemps
si tu découvres ceci 
pour la première fois,



tu peux toujours lire les 10 premiers épisodes, 
dans l'ordre comme proposé ici à droite, juste un peu plus haut.








vendredi 29 juin 2012

SAMEDI 10 JUILLET (épisode 10 et dernier)


C’est un coup monté ! A moins d’un mécanisme secret, il n’y a aucune issue dans le fond de cette armoire, aucune charnière apparente mais seulement une fine jointure entre les bords de la plaque et les montants verticaux, ce qui ne prouve rien. Et pourtant, dans le lointain, direction trouée extérieure, Charlotte entend la cloche tinter comme autant de coups de marteau dans la tête. Il est six heures du matin sur le petit village et l’église est bien là, dans le diaporama qui s’extirpe de l’aube. Il est six heures et tout va mal, conclut-elle, « Je deviens complètement dingue ! ».
« Attention, ma Chérie ! », prévient sa sœur en sourdine. « Tu vas un peu trop loin sur ce coup-là ! Comment veux-tu qu’on te prenne au sérieux ? ». « C’est grotesque, ton histoire de grenier à l’envers… », renchérit Cindy, qui n’est jamais en reste.  
Le regard scotché sur le clocher en arrière-plan d’Olivia, Charlotte voit cette dernière qui la contemple d’un air effondré sur sa chaise, les épaules si basses que ses mains touchent le sol. « Quoi encore ? », s’exclame Charlotte, ulcérée. Olivia est pâle comme la mort, des larmes lui burinent le visage. Est-ce comédie ou chantage ? « Où vas-tu t’en aller ? » fait la face de lune en démêlant ses cheveux blonds du bout des doigts, « Je peux t’accompagner ? ».
Hors de question pour Charlotte de se la coltiner, bien sûr ! De deux choses l’une : version pile, Olivia est une prisonnière qu’On a rendue folle jour après jour ; version face, Olivia n’est qu’une gardienne dont la folie est d’origine. A vrai dire, Charlotte ne tient pas à se retrouver avec elle en psychiatrie ! « ... Je serai silencieuse… Charlotte, je te le jure ! », pleurniche-t-elle encore, « Je serai sage, Charlotte… Je vous promets, Charlotte ! ». Cette insistance malsaine a pour seul résultat de convaincre Charlotte qu’On ne l’aura pas à l’usure.

Il faut en finir une fois pour toutes, sans adieu ni larme d’aucune sorte ! Elle ne peut toutefois éviter les bras qui s’agrippent à son cou comme des tentacules. Revoilà Olivia qui minaude : « Je vous suis ! Tu veux bien ? », lui souffle-t-elle dans l’oreille en se dressant sur la pointe des pieds pour lui plaquer un épouvantable baiser sur le front. Charlotte chancelle sous le poids de ce corps abandonné qui s’accroche désespérément à elle.
Cette fille a décidément par trop les attitudes équivoques de Cindy. « Arrête ça, Olivia ! » ordonne-t-elle sur un ton si peu convaincu que la jeune fille n’a réagi qu’en se serrant davantage contre elle. D’ordinaire, dans leur ballet intime et à cet instant précis, Cindy est censée repousser Charlotte en ricanant. « Qu’est-ce que tu crois, sale petite gouine ? », grincerait-elle, ou une autre phrase du genre.
Mais Olivia n’est pas Cindy. Présentement, Charlotte frissonne au contact des jambes plaquées contre les siennes et elle s’inquiète que sa réaction puisse être interprétée comme un signe de désir. Jamais elle n’aurait imaginé que son ravisseur ne soit finalement qu’une gamine, dérangée et un tantinet lesbienne.
« Lâche-moi ! Olivia ! Lâche ! », crie-t-elle en se détachant violemment. Non ! Non ! Totalement hors de question que ce monstre lui colle le train une seule seconde de plus. Aussi la repousse-t-elle au plus loin, de toutes ses forces.

Olivia bascule par l’ouverture béante, ce n’était sans doute pas ce que désirait Charlotte ! Cette dernière se rue en avant pour agripper son vêtement, la main, une cheville ou n’importe quoi. Mais elle se cogne brutalement à l’autre chaise et, bousculée sur le plancher comme une masse, hurle de douleur et d’effroi. Ses lèvres n’ont pas le temps de se rejoindre que, déjà, elle entend le bruit mat du corps qui s’écrase en contrebas.
Elle écoute attentivement : aucun gémissement ne lui parvient. Dans sa chute, Olivia est peut-être morte sur le coup, mais, pour l’instant, Charlotte se sent incapable d’approcher le rebord pour le vérifier. Le silence mortel qui s’ensuit lui rappelle le quatrain que Cindy fredonne lorsqu’un ange passe par-dessus leurs têtes. « Silence mortel ! A quoi pense-t-elle ? A rien, dit-elle. Et toi, dit-elle ?  », ânonne la pipelette qui ne peut envisager que la moindre pause dans la conversation soit une bénédiction. En l’occurrence, Charlotte est prête aujourd’hui à consacrer quelques années de silence pour entendre un mot, ne serait-ce qu’un seul, pourvu qu’il sorte de la bouche d’Olivia.
O-li-via !, se retient-elle de vagir en présumant que la jeune fille ne pourrait déjà plus lui répondre.

Charlotte se tasse davantage sur le sol afin de ne pas être repérée, des fois que l’homme au crane nu, alerté par leur tintamarre, soit accouru en hâte. Pas difficile pour lui de comprendre le drame qui vient de se dérouler, il lèverait illico un regard furieux vers l’embrasure. Mais elle n’entend rien de rien.
A présent, son rêve le plus cher est de n’être que sous l’emprise d’un satané cauchemar. Cependant, le petit-déjeuner dressé sur la table, les deux chaises supplémentaires ainsi que Claudia - qui n’a évidemment pas remué le moindre petit doigt pour leur venir en aide - restent encore des preuves tangibles de la présence d’Olivia quelques instants plus tôt.
Son souffle est en suspens, elle se fait minuscule, pétrifiée sur le plancher, en proie aux supputations les plus angoissantes.
En effet, lorsqu’On visionnera les bandes enregistrées par les caméras, comment interprètera-t-On la séquence vidéo où, comme une brute, elle décroche de son cou les mains d’Olivia pour la repousser toute entière ? Pensera-t-On qu’elle a délibérément jeté Olivia par-dessus bord ?
Au dehors, On devrait pour le moins constater le drame, s’inquiéter, s’agiter, appeler du secours. Charlotte s’attend à entendre une sirène dans le lointain, du côté de l’inexorable clocher. Oserait-elle raconter son histoire aux ambulanciers ? Son crime est indéniable. Peut-elle encore être victime si elle est soupçonnée d’assassinat ?   
Rien de tout cela : aucune portière ne claque, aucun moteur ne  ronronne. D’ailleurs, dans le panorama qui s’étend au-dessous d’elle, il n’y a, comme d’habitude, ni âme qui vive, ni corps écrabouillé sur le sol, pas même une tache de sang pour indiquer l’emplacement où Olivia s’est trouvé un destin.

Pour Charlotte, le temps est venu de battre en retraite. Dans l’escalier maintenant lévogyre, deux-trois marches de l’escalier couinent, tout comme dans l’autre. Le duvet de ses jambes et des bras se hérissent. Ses craintes sont ridicules, se rassure-t-elle en atteignant le premier palier, l’homme au crâne nu a surement mieux à faire avec son Olivia que de se tapir dans l’escalier pour la surprendre. Quant au chien, il n’a aucune raison personnelle de la retenir captive, n’est-ce pas ?
N’empêche que, à chaque pas, elle se retient de respirer un instant avant de lancer l’autre pied. Sa descente est un enfer, comme celle d’un chemin de croix. La petite voix de sa sœur tente bien de l’encourager, mais celle de Cindy est plus défaitiste, comme toujours lorsqu’il s’agit d’autres personnes qu’elle.
Charlotte est sur le point d’entamer la volée suivante quand ses yeux se voilent subitement. La cage d’escalier se met à tournoyer. Elle se cramponne à la rampe. On l’a droguée, on a dopé son chocolat, c’est sûr ! « Une petite hausse de tension, ce n’est pas grave ! », tente de la rassurer Justine, « Arrête-toi quelques secondes… Respire lentement ! ».
Plus difficile à faire qu’à dire lorsque deux bras surgis de nulle part semblent se refermer sur sa poitrine. Prise de panique, à peine parvient-elle encore à respirer, son hurlement s’étouffe dans sa gorge. Se débattre ne sert à rien. L’emprise est de fer et la pousse inexorablement vers l’avant. Elle ne peut voir qui l’agresse par derrière mais la force est d’un homme, assurément. Paniquée, voilà qu’elle jappe tandis que l’étau se desserre comme il l’avait happée.
Elle reprend ses esprits, ses paumes moites écrasées contre le mur. De la sueur dégouline de son front vers les sourcils. En réalité, il n’y a personne d’autre qu’elle dans ce couloir, à ce qu’elle voit en dépit de l’obscurité et des gouttes urticantes qui lui bassinent les yeux.
Finalement, elle se catapulte dans les escaliers comme un pantin disloqué et ne se souvient pas comment elle a atteint le palier suivant, ni même la porte de sortie. Bref, une fois de plus, elle a halluciné, tout simplement.

Ce dont elle se rappelle vaguement, c’est d’avoir pris d’instinct la direction opposée à celle du village. Il y a certes une raison mais, rétrospectivement, elle ne sait déjà plus laquelle. Elle se rend seulement compte qu’elle marche en zigzaguant sur un sol poussiéreux, ses orteils nus sautillant sur des pierres brulantes. Ses pieds se couvrent d’éraflures, mais qu’importe ! Sa gorge est desséchée, la canicule l‘oppresse. Elle ne happe plus l’air que par à-coups. Sous sa robe trop serrante qui lui colle à la peau – et qui reste en l’occurrence la seule preuve matérielle de sa sinistre aventure -, elle suinte d’une sueur épaisse et grasse. Calme, Charlotte ! Calme !, se répète-t-elle inlassablement au rythme de ses pas.
A perte de vue, un champ d’elle ne sait plus trop quoi longe le chemin pierreux de part et d’autre. Il n’y a pas trace de vie aux alentours, pas le moindre clocher d’église dans le lointain. A vrai dire, elle ne sait où aller, sinon droit devant soi. Quand elle regarde sa montre, elle sait qu’elle a parcouru de nombreux kilomètres sans s’en rendre compte. Le soleil de plomb, haut dans le ciel, ne la laissera pas errer en toute impunité pendant des heures, c’est certain !

Deux cents vingt-trois pas plus loin – elle commence à les compter comme une ritournelle -, Charlotte croise un chemin de terre sur sa gauche, au bout duquel, à une petite cinquantaine de mètres, elle devine l’orée d’un bois ou d’une forêt dont l’épaisseur sombre est peu engageante. Elle s’y reposerait bien un moment à l’ombre des arbres mais la nuée de choucas qui s’y chamaillent n’est pas de bon augure.
Quitte à s’écrouler tôt ou tard d’une méchante insolation, elle poursuit sa route avec obstination. La pile de sa montre est-elle plate que les aiguilles ne semblent plus avancer, bien moins qu’elle en tous cas ?
Il n’est pas loin de midi ou peut-être davantage.
Charlotte arrive en titubant à un vrai croisement, enfin une vraie route menant assurément, dans un sens comme dans l’autre, à une vraie destination. Pour preuve, une voiture noire grossit à vue d’œil sur sa gauche. Et si c’était l’homme au crane nu ? Bah ! Retrouver son grenier à ce stade-ci ne serait peut-être pas le pire !, songe-t-elle, presque en pleurs.
Mais la voiture file à belle allure, sans se préoccuper de qui que ce soit. C’est néanmoins comme un signe de retour à la civilisation, ce qui lui redonne courage et confiance. Elle aborde la route dans cette direction, après quelques secondes d’hésitation.

Dix pas plus tard, un autre véhicule déboule en sens inverse. Avec sa microtenue trempée, ses cheveux en bataille et son air éperdu, un peu hagard, n’est-elle pas une proie inespérée pour les prédateurs ? Ce n’est déjà plus le fait de retrouver son ravisseur qui l’angoisse mais le risque auquel toute jeune fille seule peut s’attendre dans une campagne perdue et isolée. De fait, la voiture à mis la pédale douce et, arrivée à sa hauteur, s’arrête graduellement. Par la vitre ouverte, le conducteur – il est seul - la déshabille longuement d’un regard tortueux. Son crâne glabre ne lui dit rien qui vaille et la brève étincelle dans ses yeux la font défaillir.
Quoiqu’encore convaincue d’avoir la situation en main, elle a la respiration haletante, qu’elle camoufle derrière un air frondeur. Voilà qu’il lui demande d’une voix sirupeuse s’il peut l’aider et l’emmener quelque part. Refuser l’invitation ne sera pas suffisant, semble-t-il. Bah, elle n’a qu’à improviser une réponse décourageante. « Merci… », glapit-elle, incertaine, « … J’attends mon père qui soulage un besoin pressant plus loin, là-bas, dans le champ… Merci encore ! ». Le mensonge est grotesque, elle s’en doute, mais souvent, les plus gros sont ceux qui passent le plus facilement, n’est-ce pas ? Le bonhomme plisse les paupières d’un air sceptique et scrute la direction qu’elle lui indique mais il ne prend pas le risque d’être insistant. Il redémarre en trombe tandis que Charlotte se pisse dessus de terreur.     
Une idée insolite et absurde lui traverse la tête : qu’On revienne vite la chercher pour la ramener dans son grenier !
« Bah ! Comme tu le racontes, Lolotte, tu n’as même plus de grenier personnel ! » raille évidemment la petite voix de Cindy.

En réalité, Charlotte ne voit pas d’issue à son errance. Au plus elle s’éloigne de son point de départ, au moins elle se sent en sécurité. Elle vient d’échapper par deux fois au pire, que lui réserve l’heure suivante ? Elle a le profond sentiment que fuir en avant ne sert à rien car, immanquablement, les dangers sont à venir. Comme ce bourdonnement lointain, par exemple, qui se rapproche à une allure de nid de guêpes. C’est une moto sur laquelle se reflètent des éclats lumineux. A cette distance, le pilote n’est qu’une masse noire chevauchant son destrier.
Sans trop savoir pour quelle raison, elle saute d’instinct le remblai qui borde la route, pour s’y cacher sans doute. Dans son mouvement, son genou la rappelle à l’ordre, elle manque son atterrissage et s’aplatit sur un plein bouquet d’orties.
Arrivé à quelques tours de roues, le pilote arrête sa monture, éteint le moteur de l’engin et, aussi vite debout, rabat la fourche stabilisatrice sur le sol. Le claquement métallique lui a fait craindre un tir d’arme à feu. Du coup, elle en oublie les brûlures urticantes sur ses cuisses et ses bras.

La combinaison de cuir tout aussi noire que sa machine lui confère une silhouette gigantesque qui lui cache le soleil à mesure qu’il s’approche. Le casque intégral à la visière opaque lui flanque la frousse.  Il ressemble à une mouche géante qui va lui cracher son liquide digestif pour la dissoudre. Sûr et certain qu’elle va se faire gober sur place.
« Rien de cassé ? », demande plus communément l’insecte, d’une voix qui résonne comme dans une boite à conserve. De son visage, elle ne distingue rien. « Où veux-tu que je te dépose ? » a-t-il ajouté en lui happant la main d’un gant de fer. Elle répond, comme si elle s’adressait à un chauffeur de taxi : « A la gare, s’il vous plaît ! », à tout hasard, sans savoir encore si elle opte pour une bonne direction. Jusqu’à présent, l’homme ne semble pas nourrir de noirs desseins envers elle.
Mais jusqu’à quand ? se dit-elle en enfourchant la moto derrière lui en toute méfiance. Ils démarrent en douceur, elle se cramponne tout naturellement à la taille du conducteur. L’accélération est brutale, prise d’un rugissement abominable.
L’air remué lui arrache les cheveux en arrière. Sa robe se relève en corolle sur son ventre et, malgré la brûlure de la selle sur la peau de ses fesses, son sexe s’écrase contre le cuir de la selle. Le moteur fait un vacarme d’enfer. Cela ne favorise guère la conversation. De toute manière, il n’a pas l’air fort bavard. Charlotte s’abandonne à l’effroi de la vitesse ainsi qu’aux vibrations qui se répandent dans son bas-ventre.
Cindy en pâlirait d’envie si elle la voyait en pareil équipage. Mais sa petite voix s’est gardée de tout commentaire. Elle se dit certainement que la confiance de Charlotte en cet individu risque de se payer très cher.
  
A un croisement où est érigée une petite chapelle mangée de liserons et d’herbes folles, ils ont viré à droite pour s’enfoncer sous le couvert de hauts arbres sous lesquels on n’aperçoit plus la route. Charlotte gamberge et imagine que la moto freine, s’arrête, que l’homme l’intime de descendre et, très franchement, elle ne sait trop encore si elle sera consentante ou non. « Comme tu y vas, Lolotte ! », intervient Cindy en filigrane, « Tu te crois irrésistible ? ». Certes a-t-elle a déjà approché l’amour physique auparavant, quoique les gamins hésitants et maladroits qu’elle a dévergondés ne sont jamais parvenus à lui procurer de fortes sensations. Mais comment pourrait-elle se dépatauger autrement de ce bourbier ? « Tu n’as quand même pas… ? », dirait Justine sans achever sa phrase et en se voilant la face de ses deux mains. « Et… ? », s’enquerrait par contre Cindy, quant à elle avide de détails croustillants.
Sur ce, ils sont tout bonnement sortis de la forêt dans un meuglement qui soulève la roue d’un bon décimètre. Elle s’accroche désespérément à son torse. Elle ferme résolument les yeux. Elle doit bien admettre qu’elle est sous l’emprise de la plus grande trouille de son existence.

« Tu t’appelles comment ? », se décide enfin à crier le motard, couvrant à peine le bruit du moteur. Arrachée brutalement à ses songeries, elle se demande pourquoi elle a tant hésité à lui répondre. « Cindy ! », hurle-t-elle enfin, « Moi, c’est Cindy ! ». A cette étape du jeu, Charlotte n’allait tout de même pas lui donner son vrai nom, si ?
« Tu fais une fugue ? », fait-il tout aussitôt, sur le ton banal d’un constat. De quoi croit-il bon se mêler avec ses sales petites questions qui n’en sont pas ?

Ils sont en train de traverser un village dont l’église passe-partout en rappelle une autre. Le clocher est encore gravé tout entier dans sa mémoire.  En cet instant précis, Charlotte se remémore sans plaisir le matelas souillé, cette Claudia éternellement pétrifiée sur sa chaise, les yeux borgnes des caméras, la porte béante, le vide et tout le reste. Elle doit bien s’avouer également qu’elle s’en souvient avec un curieux mélange de peur et de nostalgie.
« Tu fais une fugue, Charlotte ? », insiste l’homme dont la terrible tête de mouche pivote de deux crans vers elle. Elle n’a pas rêvé. Il a bien prononcé le nom de « Charlotte », n’est-ce pas ? C’est qui, d’abord, ce type ? Que sait-il d’elle ? Est-ce que… ?
« Pourquoi vous m’appelez Charlotte ? », crie-t-elle, ahurie, fin prête à se décrocher de ce monstre en marche.
Il a la réponse facile, quoique beuglante à cause des pétarades : « Excuse-moi, j’avais mal entendu… Mais… tu as une tête à t’appeler Charlotte, je trouve... ». La réponse ne la rassure aucunement. « Excuse-moi, j’avais mal entendu… », grimace-t-elle dans son dos en l’imitant.  

Le village est loin d’être aussi désert qu’elle le pensait. Il n’y a qu’une boulangerie et, face au parvis de l’église, l’incontournable bistroquet et sa terrasse bourrée, dans tous les sens du terme. Charlotte fait plutôt tache et, d’ailleurs, tous les regards ont suivi l’équipage : curieux couple en effet, que ce motard et cette gamine à moitié dévêtue !

Et si c’était lui, son ravisseur ? D’accord, cela paraît peu vraisemblable car, vu les circonstances, il est sûrement bien plus occupé à faire les cents pas dans les couloirs d’un hôpital, attendant un verdict d’une flopée de médecins affairés autour du pantin désarticulé qu’est devenue Olivia.
« Tu n’as pas une tête à porter… un prénom… aussi caricatural … que celui de… Cindy ! », persiste-t-il à hurler avec une insistance qui la dérange terriblement. A l’allure où ils roulent, la question essentielle qui la turlupine davantage est de savoir s’ils arriveront à destination sans se planter dans le décor. Quel est leur point de chute, allez savoir !

EPILOGUE DE LA SAISON 1

Un quart d’heure passe, peut-être deux. Les yeux clos, Charlotte n’a pu s’empêcher de passer en revue les épisodes des derniers jours. S’en souvenir à la seconde près la réconforte. Somme toute, si elle en a oublié les circonstances de départ, ce n’est plus qu’un aléa, qu’un détail, et Justine, sa sœur, tout comme Cindy, sauront sans doute le lui expliquer.
Côté générique, le nombre d’acteurs est fort réduit : un clébard complice, Olivia-la-folle, un homme au crâne nu, un conducteur distrait, un autre plus salace, un motocycliste trop complaisant et elle, Charlotte, dans son propre rôle. Au rayon figuration, un fermier et son imbécile de fils sur un tracteur, une famille à bicyclette, les pilers d’un bistro de village et les badauds dans une rue commerçante de la petite ville qu’elle est en train de traverser.
Côté décor, enfin, un grenier ainsi que son double, des caméras et un mobilier de misère, un clocher tintinnabulant dans le lointain, une maison abandonnée de ses occupants, une campagne déserte, une route, un village, une petite ville.
« Jolie recette pour une série-télé ! », ironisera Cindy, « Tu as pensé à la bande musicale ? ».
Charlotte retombe en plein réel. Une envie de vomir l’estomaque, peut-être due à la vitesse, mais sa nausée s’apaise alors que son conducteur arrête sa puissante machine devant un long bâtiment en forme de gare.
Charlotte sent venir la fin à l’instant précis où elle lève son genou endolori afin de se décrocher du siège. Voilà que l’homme à la tête de mouche ôte l’un de ses gants, comme un striptease. La main nue est fine, pas vraiment celle d’un homme. Il est peut-être pianiste, se dit-elle, suspicieuse de la voir se balader d’une poche à l’autre de la veste. Le pas de valse de ses doigts évoque les entrechats d’Olivia.
"Ciao, Cindy !", dit-il enfin en lui fourguant de force un billet froissé dans la main. Et « Pour ton voyage… », fera-t-il en guise de conclusion, « Tu as certainement un petit creux, non ?  ! ».

Charlotte est rassurée par la présence de la gare et du va-et-vient des voyageurs, elle s’enhardit : « Et moi, je peux vous appeler comment ? ». Elle a cru percevoir un sourire moqueur qui envahit le casque. Sa question est sans doute stupide, peut-être a-t-il compris qu’elle lui demandait son numéro de téléphone !
« Je m’appelle Claude ! ».
« Claude ? ».
« Oui, Claude, ma mère a choisi le prénom avant même de savoir si j’étais une fille ou un garçon… »
Les bras ballants, Charlotte reste en suspens. Des pensées noires voltigent sous son crâne comme les nuages au-dessus d’eux.

Il (peut-être « elle » !)  vient déjà de redémarrer d’un coup brutal d’accélérateur et, ailleurs, le soleil s’est assombri. Le ciel menace à présent d’exploser. Son aventure se termine mais ce n’est certes pas ainsi qu’elle en avait envisagé la fin. « Claude, Claudia..», se repète-t-elle comme un leitmotiv.
Ben quoi ? Il n’y a pas qu’une seule imbécile pour s’appeler Charlotte !

Charlotte aperçoit sa photo affichée sur une porte vitrée de la gare. Elle est ravie qu’on ne l’ait pas oubliée. D’un geste brusque, elle l’arrache et se dirige à grand pas vers les guichets, tandis que, derrière elle, deux rombières jacassent en la scrutant comme « ces jeunes prostituées de l’Est qui écument les alentours des gares ».
« C’est moi, la  jeune fille disparue ... », dit-elle simplement en levant l’affiche sous le nez du préposé aux tickets. Il a entrouvert un œil blasé et scrute sa tenue débraillée avec dédain. « Ne bougez pas, j’appelle la gendarmerie... », grommelle-t-il sur un ton administratif. C’est la phrase la plus téléphonée que Charlotte ait entendu depuis belle lurette.
Sur la grande horloge de la salle d’attente, il n’est pas loin de quatorze heures. Le premier coup d’orage a éclaté comme un tremblement de terre et, dehors, de grosses gouttes ont martelé les vitres sur le champ.
Avec un peu de chance, elle sera chez elle pour le repas du soir. A vrai dire, elle n’aura peut-être plus jamais faim, à moins qu’on lui apporte un plateau tout garni dans sa chambre.

C’est alors qu’elle a senti couler une liqueur tiède entre les cuisses. Elle a baissé les yeux sur ses jambes tremblotantes.
Une traînée rouge franchit le bord de sa robe et rejoint inéluctablement son genou meurtri.



dimanche 24 juin 2012

SAMEDI 10 JUILLET (épisode 9 + 10)


On lui a flanqué une lumière crue en plein visage. 
« Non, vous ne dormez pas ! », clame une Olivia surexcitée, dont Charlotte n’aperçoit que la silhouette dans l’obscurité. Oui, elle dormait, merde ! Et elle rêvait, qui plus est ! Pour la première fois depuis mardi, elle sort d’un songe prometteur, mais voilà qu’il s’estompe déjà dans les secondes qui suivent son réveil.

« Il est bientôt 5 heures… tu dois te réveiller ! », serine la forme sombre au-dessus d’elle. Autour du halo lumineux, il fait encore nuit sombre, en effet. Où donc la garce a-t-elle déniché cette lampe de poche ? Olivia a le souffle court, comme si elle avait parcouru ciel et terre pour trouver son trésor. Cela parait clair à nouveau que cette dernière circule en toute liberté dans cette maison. Pourquoi aurait-elle droit à de tels privilèges ? Un avantage d’ancienneté n’est pas très crédible, c’est sûr. 

Charlotte, aveuglée, écarte la loupiotte d’un mouvement vif du poignet. En réponse, la demi-folle s’attarde à lui tapoter la jambe comme on flatte une pouliche un peu rétive. « Oh qu’elle est jolie… Charlotte dans la nuit ! », ajoute-t-elle, insistante en paroles comme en gestes. Le contact des doigts d’Olivia sur sa chair la fait frémir mais ce n’est pas vraiment par plaisir. C’est quoi, ce droit de cuissage ?, s’énerve Charlotte intérieurement. Elle ne va tout de même pas se laisser peloter sans réagir. « Ca suffit, Olivia ! », gronde-t-elle, en repoussant la main qui remonte vers la cuisse. A croire que, sans résistance de sa part, la paume moite se serait inéluctablement glissée sous sa robe.

C’est elle, le véritable cauchemar, bougonne Charlotte, cette fois totalement réveillée. Elle n’a pas l’intention de s’empoigner avec cette fille débile mais il est hors de question de la laisser continuer son manège de gardienne tyrannique. 

Un bref instant, Charlotte a cru qu’Olivia allait la frapper au visage avec la lampe de poche mais elle ne fait que l’agiter en tous sens, avec pour résultat un faisceau lumineux qui papillonne sur les parois du grenier. D’où sort-elle cet instrument de torture ?

« Mieux que les vidéos… bien plus jolie en vrai ! », croit-elle encore entendre, comme si Olivia se parlait à elle-même. « Quoi ? Je suis plus jolie en vrai que sur les vidéos, c’est ça ? », ne manque pas de remarquer Charlotte, partagée entre le plaisir confus de recevoir un compliment et l’angoisse de comprendre que cette fille aurait également accès aux caméras. De qui Olivia est-elle complice, en définitive ? Inutile de lui poser la moindre question, bien entendu, elle resterait sans réponse.  


Entretemps, Olivia s’est reculée d’un pas pour effectuer une révérence magistrale. Elle enchaine en posant la lampe debout sur le sol, avec délicatesse et précision. Le mouvement est impeccable et cadre peu avec la gaucherie coutumière du personnage. Et lorsqu’elle virevolte en silence autour du cône de lumière, c’est à peine si Charlotte parvient à suivre ses arabesques gestuelles qui, d’une seconde à l’autre, la mènent du lit à l’armoire, d’un vasistas à la trappe, ou du coffre à la table. Les petits clappements de langue qui rythment ses galipettes et le froufroutement de sa jupe sortent du silence comme des étincelles. Subjuguée, Charlotte en reste immobile et muette. Cette danse inattendue la sidère. A vrai dire, son sentiment à ce moment est mitigé, entre admiration, inquiétude et un peu de jalousie. A force, Olivia semble pénétrer dans une dimension parallèle et, de l’araignée qui bondit de sa toile ou du funambule se lançant au bout de son fil, Charlotte ne sait quelles images elle en retiendra.
Il n’empêche que, à deux ou trois reprises, les gambades d’Olivia l’ont menée à un doigt de la porte béant sur le vide. Décidément, cette fille est complètement jetée. Après tout, qu’elle valdingue seulement par l’embrasure et se casse la figure dix mètres plus bas !  fulmine Charlotte en rageant contre elle-même d’avoir pu apprécier son petit jeu pervers. 

Olivia cesse brusquement sa démonstration et salue un public imaginaire, comme elle a commencé, avant de disparaitre d’un seul saut… dans l’armoire.



Elle a oublié sa torche électrique. Charlotte s’en empare et dirige le faisceau vers l’armoire. Elle parie qu’elle va retrouver Olivia derrière la porte, appuyée contre un panneau, en train de reprendre son souffle. Son propre reflet que lui renvoie le miroir la fait sursauter. Avec sa robe rouge, ce n’est pas elle qu’elle aperçoit dans le flash lumineux, mais une inconnue avec les cheveux en broussaille, les membres amaigris et le visage pâle de terreur. « Tu pues, Lolotte, franchement, et tu n’es pas très belle à regarder ! », dirait Cindy, subitement de retour dans sa tête. Sa sœur, évidemment, renchérirait : « Ma chérie, tu as le don de t’enlaidir, c’est sûr ! ».

Le comble, c’est que, pour une fois, elle ne leur donnerait pas tort ! Quoiqu’il en soit, elle va retrouver Olivia cachée derrière cette porte miroir, l’extirper de cette armoire manu militari, et lui serrer le cou entre ses doigts jusqu’à ce qu’elle lui dise comment sortir de cette prison. « On est avec toi, vas-y ! », la haranguent les petites voix.

Le souci, c’est qu’Olivia n’est plus dans l’armoire. Elle a beau balader la torche de haut en bas, Olivia n’est pas dans cette armoire ! Et d’ailleurs, celle-ci n’a plus de fond. Debout sur le plancher du meuble, balayant sa lumière au hasard, Charlotte inspecte ce qu’il y a de l’autre côté.



C’est un grenier poussiéreux, pas très accueillant. De chaque côté du toit pentu, deux vasistas entrouverts diffusent  une vague clarté du matin par leurs vitres sales. Là-bas, en plein mitan du mur, il y a une vieille porte, et, sur la gauche, une trappe est rabattue sur le sol. Le mobilier se résume à un grand lit rouillé en plein milieu, une table et une chaise. Sur la table, elle voit une carafe et trois verres.
C’est la reproduction exacte et symétrique du grenier d’où elle arrive. Elle ébauche quelques pas à l’intérieur, doutant d’elle-même. Les caméras sont disposées en cercle, aux mêmes endroits précis. « C’est moi qui deviens dingue ! », pense-t-elle au bord de la crise de nerfs. « C’est quoi, le truc ? ». La lumière de sa lampe lui confirme que, sur la chaise, on a assis son squelette, toujours aussi ridiculement affublé de ses propres fringues.

Charlotte croit halluciner. « Quoi encore ? », grogne-t-elle en écarquillant les yeux. Olivia est devant elle, comme un ectoplasme dressé au pied du lit, la bouche en cœur. D’un geste trop familier pour être anodin, elle l’invite à elle ne sait trop quelle familiarité. Charlotte s’accroche à n’importe quoi, sa montre-bracelet par exemple. Il est cinq heures douze très précisément. Elle se rend compte combien la précision du temps est devenue sa principale réalité depuis mardi. On est samedi. Elle pressent que, ce soir, elle ne dormira pas dans son grenier. C’est angoissant, assurément, parce qu’elle ne parvient pas à imaginer ce qu’il se passera entretemps.

Même l’escalier est devenu son ennemi, voilà qu’il tourne à gauche au lieu de pencher sur la droite. Une volée de marches plus bas, trois portes sur le palier, comme auparavant, mais en miroir aux siennes. « Aux miennes », a-t-elle épinglé, comme quoi, le sens du territoire est peut-être plus fort chez l’humain qu’elle ne l’aurait pensé !
C’est cela ! Exactement cela ! Olivia et elle sont les petits rats d’un laboratoire d’étude comportementale. Les caméras ne sont là que pour suivre l’expérience jour après jour et quelques scientifiques chauves et barbus annotent chaque arrêt sur image dans leur carnet spiralé.

Le silence qui l’entoure est oppressant. De fait, l’absence quasi totale de bruit est sans doute ce qu’il y a de plus remarquable durant ses quatre jours de captivité. Jamais en effet elle n’a entendu le moteur d’une voiture, d’une moto ou d’une mobylette, exception faite du tracteur, qui n’était d’ailleurs qu’un mirage, lui semble-t-il. Jamais elle n’a perçu le moindre son d’une machine, la moindre voix autre que celle d’Olivia. En définitive, a-t-elle seulement constaté la présence de quelqu’un d’autre qu’Olivia ou cet imbécile de cabot ? C’est à croire une fois pour toutes qu’ils sont ses seuls et véritables ravisseurs.                                                            
Comment défendre cette éventualité, d’autant que reviennent sans cesse sur le tapis une kyrielle de questions en totale contradiction avec cette hypothèse ? C’est impossible, essaie-t-elle de se raisonner, car, même si j’étais sous l’influence d’un narcotique, comment cette gamine aurait-elle pu m’emmener jusqu’ici ? Et dans quel but ? Ensuite, livrée à elle-même dans un endroit aussi isolé que celui-ci, comment Olivia est-elle approvisionnée, en vin comme en légumes, en viandes comme en pain ? Pourquoi aussi a-t-elle attendu deux jours avant de se montrer ? Enfin, qui est le propriétaire de cette maison ?



Dans le couloir du rez-de-chaussée, sur la gauche cette fois, elle a retrouvé un imperméable jaune pendu au porte-manteau, mais sa robe lui suffirait à présent pour rejoindre décemment le village.
Elle va ouvrir la porte d’entrée tout doucement, jeter un coup d’œil aux alentours et essayer de repérer le molosse. En s’en allant tranquillement, se dit-elle, même s’il flaire sa présence ou la prend dans son collimateur, il ne devrait pas lui poser de problème. N’ont-ils pas fait ami-ami quelques jours auparavant ? Il la suivra certes durant une centaine de mètres, pour lui faire la fête ou rafraichir sa queue au vent, mais il s’en retournera bien vite quand il comprendra qu’elle ne compte pas revenir sur ses pas.
Charlotte entrebâille la porte, en espérant tout de même ne pas tomber de suite nez à nez avec lui.
Ce n’est pas le cas mais c’est bien pire.
 

Devant un tas de buches empilées, - à quoi ? cinq ou six mètres ? -, un homme se tient campé, les jambes écartées, les mains sur les hanches, scrutant le ciel comme s’il y cherchait un signe annonciateur d’un prochain orage. De ce qu’elle peut en voir car il lui tourne heureusement le dos, il est totalement chauve, à moins qu’il se soit rasé le crâne. Sa stature est imposante, tant d’ailleurs en longueur qu’en largeur, et elle n’aimerait guère devoir se frotter à lui.
Juste avant de refermer la porte en silence, note encore pour mémoire qu’il est en pantalon jeans et que les pans de sa chemise flottent librement autour de sa taille.
Peut-être y a-t-il une autre issue « de l’autre côté » mais, flageolant sur ses jambes comme une toupie en fin de pirouette, Charlotte se sent incapable de mener à bien une nouvelle tentative d’évasion.
La revoilà décidément à la case départ.

Olivia tourne à présent le dos à la porte, inerte comme un automate en panne et Charlotte, plus morte que vive, n’a d’autre choix que de s’asseoir en face, à la droite de Claudia, ni plus remuante, ni plus loquace !
« On peut se partager… les croissants de Claudia ! », dit soudain Olivia sur un ton de confidence, en versant trois cuillères rases de poudre dans chacun des trois bols, « Car jamais elle n’arrive… au petit-déjeuner … avant d’avoir pris l’air… »
Totalement délirant !, pense Charlotte avant de beurrer la mie du croissant qu’elle vient d’éventrer, ce qui n’est pas très aisé avec une lame effilée et pointue comme celle-ci. Une lame effilée et pointue comme celle-là !, se répète-t-elle en suivant d’un regard évasif Olivia qui remplit avec bienveillance le troisième bol de lait et chocolat.
L’utiliser en guise d’otage ne serait-il pas finalement un juste retour de chose ? Olivia est fluette et a une taille plus petite que la sienne. A son avis, la tenir fermement par derrière d’un bras replié sur la gorge et, sous la menace du couteau, l’obliger à descendre l’escalier ne serait sans doute pas des plus difficiles. C’est ensuite seulement que les évènements risquent de se corser ! De fait, quand elles se retrouveront face au bonhomme de tout à l’heure, Charlotte n’est pas sûre d’assurer la situation. Est-elle capable de trancher la gorge d’Olivia d’un coup net à la moindre incartade ? La réponse lui semble évidente. Sinon, sa rage ou sa colère seront-elles suffisantes pour le faire croire ?

 « Vous n’…vez … ien à …ire ? », est en train de marmonner Olivia, la bouche pleine et en plongeant son scampi dans le fond de son bol. Charlotte lui a demandé de répéter sa question, vaguement dégoûtée de voir les cinq doigts de la jeune fille en complète immersion. Bien sûr, elle ne s’attend pas à ce qu’elle réponde.
Olivia mastique ses dernières miettes, avale sa bouchée, vide sa tasse cul sec puis, comme pour la contredire, répète : « Vous n’avez rien à dire ? ». Sa lippe est dédaigneuse, son ton enjoué.
Charlotte prend son courage à deux mains et décide de jouer son va-tout.
« Ce que j’ai à dire, Olivia ? C’est simple… Je veux m’en aller d’ici, voilà ! Qu’est-ce que je dois faire pour m’en aller ? Dis-le moi, toi ! », éclate-t-elle en estimant qu’elle n’a pas grand chose à perdre en étalant son état d’âme. De toute manière, Olivia ne l’aura pas entendue ou ne poursuivra jamais cette conversation.
La blonde est très communicative, ce matin. « Qu’est-ce qui t’en empêche ?... », rétorque-t-elle, comme si elle voulait contrarier une fois de plus ses présomptions, « Tu pars quand tu le veux ! ...  Moi aussi, je le peux… On n’est pas en prison…  Nous sommes dans une maison… ». C’est la première fois qu’Olivia mène une conversation logique pendant plus de deux répliques. Et, pour une fois, ses satanées phrases à six pieds rimaillent ! Il n’empêche que Charlotte n’apprécie pas cet air angélique totalement insupportable qu’affiche la donzelle. Que signifient ces propos sibyllins ?

Elle essaie de puiser des forces dans le fond de son chocolat.
Puisqu’Olivia l’a dit, elle va la prendre au mot. Dédaignant son reste de croissant, elle se lève sous l’emprise d’une impulsion subite. « Très bien ! Je m’en vais, Olivia… Tu m’entends ? Je pars ! », fait-elle, gonflée à bloc, avec un sourire carnassier.

Mais auparavant, un détail d’importance la chiffonne encore et elle veut en avoir le cœur net. En trois enjambées, elle est devant l’armoire. Les gonds de la porte couinent quand elle la tire vers elle.   

  

C’est un coup monté ! A moins d’un mécanisme secret, il n’y a aucune issue dans le fond de cette armoire, aucune charnière apparente mais seulement une fine jointure entre les bords de la plaque et les montants verticaux, ce qui ne prouve rien. Et pourtant, dans le lointain, direction trouée extérieure, Charlotte entend la cloche tinter comme autant de coups de marteau dans la tête. Il est six heures du matin sur le petit village et l’église est bien là, dans le diaporama qui s’extirpe de l’aube. Il est six heures et tout va mal, conclut-elle, « Je deviens complètement dingue ! ».
« Attention, ma Chérie ! », prévient sa sœur en sourdine. « Tu vas un peu trop loin sur ce coup-là ! Comment veux-tu qu’on te prenne au sérieux ? ». « C’est grotesque, ton histoire de grenier à l’envers… », renchérit Cindy, qui n’est jamais en reste.  
Le regard scotché sur le clocher en arrière-plan d’Olivia, Charlotte voit cette dernière qui la contemple d’un air effondré sur sa chaise, les épaules si basses que ses mains touchent le sol. « Quoi encore ? », s’exclame Charlotte, ulcérée. Olivia est pâle comme la mort, des larmes lui burinent le visage. Est-ce comédie ou chantage ? « Où vas-tu t’en aller ? » fait la face de lune en démêlant ses cheveux blonds du bout des doigts, « Je peux t’accompagner ? ».
Hors de question pour Charlotte de se la coltiner, bien sûr ! De deux choses l’une : version pile, Olivia est une prisonnière qu’On a rendue folle jour après jour ; version face, Olivia n’est qu’une gardienne dont la folie est d’origine. A vrai dire, Charlotte ne tient pas à se retrouver avec elle en psychiatrie ! « ... Je serai silencieuse… Charlotte, je te le jure ! », pleurniche-t-elle encore, « Je serai sage, Charlotte… Je vous promets, Charlotte ! ». Cette insistance malsaine a pour seul résultat de convaincre Charlotte qu’On ne l’aura pas à l’usure.

Il faut en finir une fois pour toutes, sans adieu ni larme d’aucune sorte ! Elle ne peut toutefois éviter les bras qui s’agrippent à son cou comme des tentacules. Revoilà Olivia qui minaude : « Je vous suis ! Tu veux bien ? », lui souffle-t-elle dans l’oreille en se dressant sur la pointe des pieds pour lui plaquer un épouvantable baiser sur le front. Charlotte chancelle sous le poids de ce corps abandonné qui s’accroche désespérément à elle.
Cette fille a décidément par trop les attitudes équivoques de Cindy. « Arrête ça, Olivia ! » ordonne-t-elle sur un ton si peu convaincu que la jeune fille n’a réagi qu’en se serrant davantage contre elle. D’ordinaire, dans leur ballet intime et à cet instant précis, Cindy est censée repousser Charlotte en ricanant. « Qu’est-ce que tu crois, sale petite gouine ? », grincerait-elle, ou une autre phrase du genre.
Mais Olivia n’est pas Cindy. Présentement, Charlotte frissonne au contact des jambes plaquées contre les siennes et elle s’inquiète que sa réaction puisse être interprétée comme un signe de désir. Jamais elle n’aurait imaginé que son ravisseur ne soit finalement qu’une gamine, dérangée et un tantinet lesbienne.
« Lâche-moi ! Olivia ! Lâche ! », crie-t-elle en se détachant violemment. Non ! Non ! Totalement hors de question que ce monstre lui colle le train une seule seconde de plus. Aussi la repousse-t-elle au plus loin, de toutes ses forces.

Olivia bascule par l’ouverture béante, ce n’était sans doute pas ce que désirait Charlotte ! Cette dernière se rue en avant pour agripper son vêtement, la main, une cheville ou n’importe quoi. Mais elle se cogne brutalement à l’autre chaise et, bousculée sur le plancher comme une masse, hurle de douleur et d’effroi. Ses lèvres n’ont pas le temps de se rejoindre que, déjà, elle entend le bruit mat du corps qui s’écrase en contrebas.
Elle écoute attentivement : aucun gémissement ne lui parvient. Dans sa chute, Olivia est peut-être morte sur le coup, mais, pour l’instant, Charlotte se sent incapable d’approcher le rebord pour le vérifier. Le silence mortel qui s’ensuit lui rappelle le quatrain que Cindy fredonne lorsqu’un ange passe par-dessus leurs têtes. « Silence mortel ! A quoi pense-t-elle ? A rien, dit-elle. Et toi, dit-elle ?  », ânonne la pipelette qui ne peut envisager que la moindre pause dans la conversation soit une bénédiction. En l’occurrence, Charlotte est prête aujourd’hui à consacrer quelques années de silence pour entendre un mot, ne serait-ce qu’un seul, pourvu qu’il sorte de la bouche d’Olivia.
O-li-via !, se retient-elle de vagir en présumant que la jeune fille ne pourrait déjà plus lui répondre.

Charlotte se tasse davantage sur le sol afin de ne pas être repérée, des fois que l’homme au crane nu, alerté par leur tintamarre, soit accouru en hâte. Pas difficile pour lui de comprendre le drame qui vient de se dérouler, il lèverait illico un regard furieux vers l’embrasure. Mais elle n’entend rien de rien.
A présent, son rêve le plus cher est de n’être que sous l’emprise d’un satané cauchemar. Cependant, le petit-déjeuner dressé sur la table, les deux chaises supplémentaires ainsi que Claudia - qui n’a évidemment pas remué le moindre petit doigt pour leur venir en aide - restent encore des preuves tangibles de la présence d’Olivia quelques instants plus tôt.
Son souffle est en suspens, elle se fait minuscule, pétrifiée sur le plancher, en proie aux supputations les plus angoissantes.
En effet, lorsqu’On visionnera les bandes enregistrées par les caméras, comment interprètera-t-On la séquence vidéo où, comme une brute, elle décroche de son cou les mains d’Olivia pour la repousser toute entière ? Pensera-t-On qu’elle a délibérément jeté Olivia par-dessus bord ?
Au dehors, On devrait pour le moins constater le drame, s’inquiéter, s’agiter, appeler du secours. Charlotte s’attend à entendre une sirène dans le lointain, du côté de l’inexorable clocher. Oserait-elle raconter son histoire aux ambulanciers ? Son crime est indéniable. Peut-elle encore être victime si elle est soupçonnée d’assassinat ?   
Rien de tout cela : aucune portière ne claque, aucun moteur ne  ronronne. D’ailleurs, dans le panorama qui s’étend au-dessous d’elle, il n’y a, comme d’habitude, ni âme qui vive, ni corps écrabouillé sur le sol, pas même une tache de sang pour indiquer l’emplacement où Olivia s’est trouvé un destin.

Pour Charlotte, le temps est venu de battre en retraite. Dans l’escalier maintenant lévogyre, deux-trois marches de l’escalier couinent, tout comme dans l’autre. Le duvet de ses jambes et des bras se hérissent. Ses craintes sont ridicules, se rassure-t-elle en atteignant le premier palier, l’homme au crâne nu a surement mieux à faire avec son Olivia que de se tapir dans l’escalier pour la surprendre. Quant au chien, il n’a aucune raison personnelle de la retenir captive, n’est-ce pas ?
N’empêche que, à chaque pas, elle se retient de respirer un instant avant de lancer l’autre pied. Sa descente est un enfer, comme celle d’un chemin de croix. La petite voix de sa sœur tente bien de l’encourager, mais celle de Cindy est plus défaitiste, comme toujours lorsqu’il s’agit d’autres personnes qu’elle.
Charlotte est sur le point d’entamer la volée suivante quand ses yeux se voilent subitement. La cage d’escalier se met à tournoyer. Elle se cramponne à la rampe. On l’a droguée, on a dopé son chocolat, c’est sûr ! « Une petite hausse de tension, ce n’est pas grave ! », tente de la rassurer Justine, « Arrête-toi quelques secondes… Respire lentement ! ».
Plus difficile à faire qu’à dire lorsque deux bras surgis de nulle part semblent se refermer sur sa poitrine. Prise de panique, à peine parvient-elle encore à respirer, son hurlement s’étouffe dans sa gorge. Se débattre ne sert à rien. L’emprise est de fer et la pousse inexorablement vers l’avant. Elle ne peut voir qui l’agresse par derrière mais la force est d’un homme, assurément. Paniquée, voilà qu’elle jappe tandis que l’étau se desserre comme il l’avait happée.
Elle reprend ses esprits, ses paumes moites écrasées contre le mur. De la sueur dégouline de son front vers les sourcils. En réalité, il n’y a personne d’autre qu’elle dans ce couloir, à ce qu’elle voit en dépit de l’obscurité et des gouttes urticantes qui lui bassinent les yeux.
Finalement, elle se catapulte dans les escaliers comme un pantin disloqué et ne se souvient pas comment elle a atteint le palier suivant, ni même la porte de sortie. Bref, une fois de plus, elle a halluciné, tout simplement.

Ce dont elle se rappelle vaguement, c’est d’avoir pris d’instinct la direction opposée à celle du village. Il y a certes une raison mais, rétrospectivement, elle ne sait déjà plus laquelle. Elle se rend seulement compte qu’elle marche en zigzaguant sur un sol poussiéreux, ses orteils nus sautillant sur des pierres brulantes. Ses pieds se couvrent d’éraflures, mais qu’importe ! Sa gorge est desséchée, la canicule l‘oppresse. Elle ne happe plus l’air que par à-coups. Sous sa robe trop serrante qui lui colle à la peau – et qui reste en l’occurrence la seule preuve matérielle de sa sinistre aventure -, elle suinte d’une sueur épaisse et grasse. Calme, Charlotte ! Calme !, se répète-t-elle inlassablement au rythme de ses pas.
A perte de vue, un champ d’elle ne sait plus trop quoi longe le chemin pierreux de part et d’autre. Il n’y a pas trace de vie aux alentours, pas le moindre clocher d’église dans le lointain. A vrai dire, elle ne sait où aller, sinon droit devant soi. Quand elle regarde sa montre, elle sait qu’elle a parcouru de nombreux kilomètres sans s’en rendre compte. Le soleil de plomb, haut dans le ciel, ne la laissera pas errer en toute impunité pendant des heures, c’est certain !

Deux cents vingt-trois pas plus loin – elle commence à les compter comme une ritournelle -, Charlotte croise un chemin de terre sur sa gauche, au bout duquel, à une petite cinquantaine de mètres, elle devine l’orée d’un bois ou d’une forêt dont l’épaisseur sombre est peu engageante. Elle s’y reposerait bien un moment à l’ombre des arbres mais la nuée de choucas qui s’y chamaillent n’est pas de bon augure.
Quitte à s’écrouler tôt ou tard d’une méchante insolation, elle poursuit sa route avec obstination. La pile de sa montre est-elle plate que les aiguilles ne semblent plus avancer, bien moins qu’elle en tous cas ?
Il n’est pas loin de midi ou peut-être davantage.
Charlotte arrive en titubant à un vrai croisement, enfin une vraie route menant assurément, dans un sens comme dans l’autre, à une vraie destination. Pour preuve, une voiture noire grossit à vue d’œil sur sa gauche. Et si c’était l’homme au crane nu ? Bah ! Retrouver son grenier à ce stade-ci ne serait peut-être pas le pire !, songe-t-elle, presque en pleurs.
Mais la voiture file à belle allure, sans se préoccuper de qui que ce soit. C’est néanmoins comme un signe de retour à la civilisation, ce qui lui redonne courage et confiance. Elle aborde la route dans cette direction, après quelques secondes d’hésitation.

Dix pas plus tard, un autre véhicule déboule en sens inverse. Avec sa microtenue trempée, ses cheveux en bataille et son air éperdu, un peu hagard, n’est-elle pas une proie inespérée pour les prédateurs ? Ce n’est déjà plus le fait de retrouver son ravisseur qui l’angoisse mais le risque auquel toute jeune fille seule peut s’attendre dans une campagne perdue et isolée. De fait, la voiture à mis la pédale douce et, arrivée à sa hauteur, s’arrête graduellement. Par la vitre ouverte, le conducteur – il est seul - la déshabille longuement d’un regard tortueux. Son crâne glabre ne lui dit rien qui vaille et la brève étincelle dans ses yeux la font défaillir.
Quoiqu’encore convaincue d’avoir la situation en main, elle a la respiration haletante, qu’elle camoufle derrière un air frondeur. Voilà qu’il lui demande d’une voix sirupeuse s’il peut l’aider et l’emmener quelque part. Refuser l’invitation ne sera pas suffisant, semble-t-il. Bah, elle n’a qu’à improviser une réponse décourageante. « Merci… », glapit-elle, incertaine, « … J’attends mon père qui soulage un besoin pressant plus loin, là-bas, dans le champ… Merci encore ! ». Le mensonge est grotesque, elle s’en doute, mais souvent, les plus gros sont ceux qui passent le plus facilement, n’est-ce pas ? Le bonhomme plisse les paupières d’un air sceptique et scrute la direction qu’elle lui indique mais il ne prend pas le risque d’être insistant. Il redémarre en trombe tandis que Charlotte se pisse dessus de terreur.     
Une idée insolite et absurde lui traverse la tête : qu’On revienne vite la chercher pour la ramener dans son grenier !
« Bah ! Comme tu le racontes, Lolotte, tu n’as même plus de grenier personnel ! » raille évidemment la petite voix de Cindy.

En réalité, Charlotte ne voit pas d’issue à son errance. Au plus elle s’éloigne de son point de départ, au moins elle se sent en sécurité. Elle vient d’échapper par deux fois au pire, que lui réserve l’heure suivante ? Elle a le profond sentiment que fuir en avant ne sert à rien car, immanquablement, les dangers sont à venir. Comme ce bourdonnement lointain, par exemple, qui se rapproche à une allure de nid de guêpes. C’est une moto sur laquelle se reflètent des éclats lumineux. A cette distance, le pilote n’est qu’une masse noire chevauchant son destrier.
Sans trop savoir pour quelle raison, elle saute d’instinct le remblai qui borde la route, pour s’y cacher sans doute. Dans son mouvement, son genou la rappelle à l’ordre, elle manque son atterrissage et s’aplatit sur un plein bouquet d’orties.
Arrivé à quelques tours de roues, le pilote arrête sa monture, éteint le moteur de l’engin et, aussi vite debout, rabat la fourche stabilisatrice sur le sol. Le claquement métallique lui a fait craindre un tir d’arme à feu. Du coup, elle en oublie les brûlures urticantes sur ses cuisses et ses bras.

La combinaison de cuir tout aussi noire que sa machine lui confère une silhouette gigantesque qui lui cache le soleil à mesure qu’il s’approche. Le casque intégral à la visière opaque lui flanque la frousse.  Il ressemble à une mouche géante qui va lui cracher son liquide digestif pour la dissoudre. Sûr et certain qu’elle va se faire gober sur place.
« Rien de cassé ? », demande plus communément l’insecte, d’une voix qui résonne comme dans une boite à conserve. De son visage, elle ne distingue rien. « Où veux-tu que je te dépose ? » a-t-il ajouté en lui happant la main d’un gant de fer. Elle répond, comme si elle s’adressait à un chauffeur de taxi : « A la gare, s’il vous plaît ! », à tout hasard, sans savoir encore si elle opte pour une bonne direction. Jusqu’à présent, l’homme ne semble pas nourrir de noirs desseins envers elle.
Mais jusqu’à quand ? se dit-elle en enfourchant la moto derrière lui en toute méfiance. Ils démarrent en douceur, elle se cramponne tout naturellement à la taille du conducteur. L’accélération est brutale, prise d’un rugissement abominable.
L’air remué lui arrache les cheveux en arrière. Sa robe se relève en corolle sur son ventre et, malgré la brûlure de la selle sur la peau de ses fesses, son sexe s’écrase contre le cuir de la selle. Le moteur fait un vacarme d’enfer. Cela ne favorise guère la conversation. De toute manière, il n’a pas l’air fort bavard. Charlotte s’abandonne à l’effroi de la vitesse ainsi qu’aux vibrations qui se répandent dans son bas-ventre.
Cindy en pâlirait d’envie si elle la voyait en pareil équipage. Mais sa petite voix s’est gardée de tout commentaire. Elle se dit certainement que la confiance de Charlotte en cet individu risque de se payer très cher.
  
A un croisement où est érigée une petite chapelle mangée de liserons et d’herbes folles, ils ont viré à droite pour s’enfoncer sous le couvert de hauts arbres sous lesquels on n’aperçoit plus la route. Charlotte gamberge et imagine que la moto freine, s’arrête, que l’homme l’intime de descendre et, très franchement, elle ne sait trop encore si elle sera consentante ou non. « Comme tu y vas, Lolotte ! », intervient Cindy en filigrane, « Tu te crois irrésistible ? ». Certes a-t-elle a déjà approché l’amour physique auparavant, quoique les gamins hésitants et maladroits qu’elle a dévergondés ne sont jamais parvenus à lui procurer de fortes sensations. Mais comment pourrait-elle se dépatauger autrement de ce bourbier ? « Tu n’as quand même pas… ? », dirait Justine sans achever sa phrase et en se voilant la face de ses deux mains. « Et… ? », s’enquerrait par contre Cindy, quant à elle avide de détails croustillants.
Sur ce, ils sont tout bonnement sortis de la forêt dans un meuglement qui soulève la roue d’un bon décimètre. Elle s’accroche désespérément à son torse. Elle ferme résolument les yeux. Elle doit bien admettre qu’elle est sous l’emprise de la plus grande trouille de son existence.

« Tu t’appelles comment ? », se décide enfin à crier le motard, couvrant à peine le bruit du moteur. Arrachée brutalement à ses songeries, elle se demande pourquoi elle a tant hésité à lui répondre. « Cindy ! », hurle-t-elle enfin, « Moi, c’est Cindy ! ». A cette étape du jeu, Charlotte n’allait tout de même pas lui donner son vrai nom, si ?
« Tu fais une fugue ? », fait-il tout aussitôt, sur le ton banal d’un constat. De quoi croit-il bon se mêler avec ses sales petites questions qui n’en sont pas ?

Ils sont en train de traverser un village dont l’église passe-partout en rappelle une autre. Le clocher est encore gravé tout entier dans sa mémoire.  En cet instant précis, Charlotte se remémore sans plaisir le matelas souillé, cette Claudia éternellement pétrifiée sur sa chaise, les yeux borgnes des caméras, la porte béante, le vide et tout le reste. Elle doit bien s’avouer également qu’elle s’en souvient avec un curieux mélange de peur et de nostalgie.
« Tu fais une fugue, Charlotte ? », insiste l’homme dont la terrible tête de mouche pivote de deux crans vers elle. Elle n’a pas rêvé. Il a bien prononcé le nom de « Charlotte », n’est-ce pas ? C’est qui, d’abord, ce type ? Que sait-il d’elle ? Est-ce que… ?
« Pourquoi vous m’appelez Charlotte ? », crie-t-elle, ahurie, fin prête à se décrocher de ce monstre en marche.
Il a la réponse facile, quoique beuglante à cause des pétarades : « Excuse-moi, j’avais mal entendu… Mais… tu as une tête à t’appeler Charlotte, je trouve... ». La réponse ne la rassure aucunement. « Excuse-moi, j’avais mal entendu… », grimace-t-elle dans son dos en l’imitant.  

Le village est loin d’être aussi désert qu’elle le pensait. Il n’y a qu’une boulangerie et, face au parvis de l’église, l’incontournable bistroquet et sa terrasse bourrée, dans tous les sens du terme. Charlotte fait plutôt tache et, d’ailleurs, tous les regards ont suivi l’équipage : curieux couple en effet, que ce motard et cette gamine à moitié dévêtue !

Et si c’était lui, son ravisseur ? D’accord, cela paraît peu vraisemblable car, vu les circonstances, il est sûrement bien plus occupé à faire les cents pas dans les couloirs d’un hôpital, attendant un verdict d’une flopée de médecins affairés autour du pantin désarticulé qu’est devenue Olivia.
« Tu n’as pas une tête à porter… un prénom… aussi caricatural … que celui de… Cindy ! », persiste-t-il à hurler avec une insistance qui la dérange terriblement. A l’allure où ils roulent, la question essentielle qui la turlupine davantage est de savoir s’ils arriveront à destination sans se planter dans le décor. Quel est leur point de chute, allez savoir !

EPILOGUE DE LA SAISON 1

Un quart d’heure passe, peut-être deux. Les yeux clos, Charlotte n’a pu s’empêcher de passer en revue les épisodes des derniers jours. S’en souvenir à la seconde près la réconforte. Somme toute, si elle en a oublié les circonstances de départ, ce n’est plus qu’un aléa, qu’un détail, et Justine, sa sœur, tout comme Cindy, sauront sans doute le lui expliquer.
Côté générique, le nombre d’acteurs est fort réduit : un clébard complice, Olivia-la-folle, un homme au crâne nu, un conducteur distrait, un autre plus salace, un motocycliste trop complaisant et elle, Charlotte, dans son propre rôle. Au rayon figuration, un fermier et son imbécile de fils sur un tracteur, une famille à bicyclette, les pilers d’un bistro de village et les badauds dans une rue commerçante de la petite ville qu’elle est en train de traverser.
Côté décor, enfin, un grenier ainsi que son double, des caméras et un mobilier de misère, un clocher tintinnabulant dans le lointain, une maison abandonnée de ses occupants, une campagne déserte, une route, un village, une petite ville.
« Jolie recette pour une série-télé ! », ironisera Cindy, « Tu as pensé à la bande musicale ? ».
Charlotte retombe en plein réel. Une envie de vomir l’estomaque, peut-être due à la vitesse, mais sa nausée s’apaise alors que son conducteur arrête sa puissante machine devant un long bâtiment en forme de gare.
Charlotte sent venir la fin à l’instant précis où elle lève son genou endolori afin de se décrocher du siège. Voilà que l’homme à la tête de mouche ôte l’un de ses gants, comme un striptease. La main nue est fine, pas vraiment celle d’un homme. Il est peut-être pianiste, se dit-elle, suspicieuse de la voir se balader d’une poche à l’autre de la veste. Le pas de valse de ses doigts évoque les entrechats d’Olivia.
"Ciao, Cindy !", dit-il enfin en lui fourguant de force un billet froissé dans la main. Et « Pour ton voyage… », fera-t-il en guise de conclusion, « Tu as certainement un petit creux, non ?  ! ».
Charlotte est rassurée par la présence de la gare et du va-et-vient des voyageurs, elle s’enhardit : « Et moi, je peux vous appeler comment ? ». Elle a cru percevoir un sourire moqueur qui envahit le casque. Sa question est sans doute stupide, peut-être a-t-il compris qu’elle lui demandait son numéro de téléphone !
« Je m’appelle Claude ! ».
« Claude ? ».
« Oui, Claude, ma mère a choisi le prénom avant même de savoir si j’étais une fille ou un garçon… »
Les bras ballants, Charlotte reste en suspens. Des pensées noires voltigent sous son crâne comme les nuages au-dessus d’eux.

Il (peut-être « elle » !)  vient déjà de redémarrer d’un coup brutal d’accélérateur et, ailleurs, le soleil s’est assombri. Le ciel menace à présent d’exploser. Son aventure se termine mais ce n’est certes pas ainsi qu’elle en avait envisagé la fin. « Claude, Claudia..», se repète-t-elle comme un leitmotiv.
Ben quoi ? Il n’y a pas qu’une seule imbécile pour s’appeler Charlotte !

Charlotte aperçoit sa photo affichée sur une porte vitrée de la gare. Elle est ravie qu’on ne l’ait pas oubliée. D’un geste brusque, elle l’arrache et se dirige à grand pas vers les guichets, tandis que, derrière elle, deux rombières jacassent en la scrutant comme « ces jeunes prostituées de l’Est qui écument les alentours des gares ».
« C’est moi, la  jeune fille disparue ... », dit-elle simplement en levant l’affiche sous le nez du préposé aux tickets. Il a entrouvert un œil blasé et scrute sa tenue débraillée avec dédain. « Ne bougez pas, j’appelle la gendarmerie... », grommelle-t-il sur un ton administratif. C’est la phrase la plus téléphonée que Charlotte ait entendu depuis belle lurette.
Sur la grande horloge de la salle d’attente, il n’est pas loin de quatorze heures. Le premier coup d’orage a éclaté comme un tremblement de terre et, dehors, de grosses gouttes ont martelé les vitres sur le champ.
Avec un peu de chance, elle sera chez elle pour le repas du soir. A vrai dire, elle n’aura peut-être plus jamais faim, à moins qu’on lui apporte un plateau tout garni dans sa chambre.

C’est alors qu’elle a senti couler une liqueur tiède entre les cuisses. Elle a baissé les yeux sur ses jambes tremblotantes.
Une traînée rouge franchit le bord de sa robe et rejoint inéluctablement son genou meurtri.